« Le Réveil des morts », grand roman de l'après-Grande Guerre
En 1923, Roland Dorgelès publie Le Réveil des morts, bouleversant récit du retour à la vie après quatre ans d'une guerre dévastatrice. Avec ce roman unanimement salué par la critique, Dorgelès est considéré comme « le plus puissant romancier de l'après-guerre ».
« Il se rapatriait ainsi de nouveaux habitants tous les jours. [...] L’armistice n’était pas signé depuis trois mois que déjà la vie reprenait sous les ruines, comme une mystérieuse germination. »
Dans Les Croix de bois, son premier livre consacré à la guerre, Roland Dorgelès racontait la peur et les poux, les explosions d’obus et l'odeur des cadavres. Près de cinq ans après la fin de la guerre, c’est le retour à la vie qu'il s’attèle à raconter dans Le Réveil des morts, un « ouvrage célèbre sitôt que paru ».
Ce jeune journaliste qui, avant de s'engager volontaire en 1914, fréquentait la bohème de Montmartre, se fait fort de prendre la plume pour perpétuer la mémoire de ceux qui ont fait la guerre, comme le note Le Journal des débats :
« Roland Dorgelès ne croit pas, quoi qu'on en dise, que la guerre ait épuisé sa valeur d'émotion et que le public en soit las.
Bien plus, il considère qu'un écrivain a le devoir de maintenir vivant le souvenir de la tragique aventure guerrière dont la France reste meurtrie. Car ce n'est pas seulement le plaisir d'écrire et de traiter un beau sujet qui lui a mis la plume à la main, c'est le sentiment de faire œuvre utile en perpétuant la mémoire de ceux que la guerre a jetés sanglants au tombeau.
Ce sera l'honneur de la littérature française d'avoir donné de cette guerre effroyable une vision pleine d'horreur et de pitié. »
Le Réveil des morts entrecroise l'intime et l'universel en mêlant la petite histoire à la grande, dans « un livre que seul des écrivains de sa génération pouvait écrire », note le journal radical-socialiste L'Œuvre, qui résume ainsi l'intrigue :
« Deux actions bien différentes s'y entrecroisent.
L'une est un drame tout intérieur qu'on pourrait, à la rigueur, situer dans un autre cadre que celui des régions dévastées.
C'est le drame du mari mort à la guerre, dont le souvenir vient troubler le bonheur de sa veuve remariée avec l'homme dans les bras de qui elle l'avait trompé. C'est le drame du second mari comprenant peu à peu que sa femme avait rendu très malheureux son prédécesseur et sympathisant de plus en plus avec la mémoire de celui-ci au fur et à mesure que se découvre à lui le vrai caractère, dur et sec, de la femme. [...]
L'autre drame, c'est le grand drame, collectif et anonyme, de ces malheureux pays, livrés pendant plus de quatre ans aux horreurs d'une dévastation sans précédent et que le pilonnage d'artillerie a fait mieux que d'“aplatir”, suivant l'expression imagée de Dorgelès, puisqu'il les a littéralement “creusés”. »
Comment se reconstruire au milieu des buissons de barbelés, de ces champs truffés d'obus ? « Tel un chercheur obstiné, intrépidement résolu à dire toute la vérité, comme un témoin sans crainte et sans haine », Dorgelès raconte les bassesses et grandeurs d'hommes et de femmes déboussolés, écrit La Lanterne :
« Tous ces gens des Régions sont des hommes avec leurs petites passions, dont la plus furieuse est la cupidité et la plus basse l'envie. De-ci, de-là, quelques grands voleurs, un Bouzier qui édifie sa fortune sur les cadavres déterrés, des architectes impitoyables, une tourbe d'agioteurs : Vente et achat de dommages de guerre.
Et, comme il arrive toujours, dans ces grouillements de forces contraires en lutte autour de l'aubaine, des dupes, des victimes, des faibles qui succombent. Rien de plus touchant que la vie et la mort du jardinier mutilé Canivet, noyé dans la paperasse avant de l'être dans la rivière.
Rien n'est oublié. Il n'y a pas que des fauves et des gredins dans cette brousse ; il y a aussi de très braves gens, dont les initiatives de toute probité se heurtent à de redoutables obstacles, devant lesquels elles échouent le plus souvent. [...] Tout ce qu'il y a là de bon et de mauvais a cependant pour résultante une œuvre magnifique, et l'auteur y insiste, car il s'en émerveille. »
Là où Le Feu d'Henri Barbusse, publié en pleine guerre, avait divisé la critique par sa description sans fard des horreurs de la guerre, Le Réveil des morts est unanimement salué par la critique, malgré la noirceur de son propos.
L'Homme libre, journal de Clemenceau dans lequel Dorgelès a fait ses armes avant la guerre, le qualifie de « l'un des plus beaux romans qui aient été écrits », et laisse au lecteur le soin d'en juger en publiant ces quelques lignes :
« Un soir, s'éveillant soudain de son noir sommeil, ne sortirait-il pas de sa tranchée ?
Tends le cou, soldat, voici les coteaux de chez toi, les bois, les fermes, les marais. Là-bas dans la vallée, l'Aisne coule dans les roseaux et ta maison t'attend toujours, avec son bandeau de glycine. Allons, un effort, soldat, raidis-toi, sors du trou.
Et du fond de son rêve, Jacques voyait quelqu'un venir : seul sur la route, trainant son ombre, le mort casqué rentrait chez lui. »
Roland Dorgelès présidera l’Académie Goncourt – où il est entré en 1929 – de 1954 à 1973, année de sa mort. Sur la plaque du square parisien qui porte son nom, on peut lire :
« Je hais la guerre
Mais j'aime ceux qui l'ont faite. »