« Enquête sur l’évolution littéraire » en 1891 : interviews de Verlaine, Mallarmé, Huysmans...
Entre mars et juillet 1891, L’Écho de Paris publie une exceptionnelle série d’interviews menées par Jules Huret, qui est parti à la rencontre de tous les grands poètes et écrivains de l’époque : Mallarmé, Zola, Maupassant, Verlaine, Mirbeau, Barrès...
En 1891, la guerre fait rage dans les milieux littéraires de la capitale. Plusieurs courants s’affrontent : le naturalisme, dont la figure de proue est Zola, le plus célèbre romancier français vivant, s’est attaché à reproduire la réalité sous tous ses aspects, en s'intéressant à toutes les classes sociales.
En poésie, les Parnassiens, nés à la fin des années 1860 et regroupés autour de Leconte de Lisle, se distinguent par leur art volontairement impersonnel et leur refus du lyrisme.
Mais ces deux mouvements sont contestés depuis quelques années. Dans le roman, les « psychologues », comme Maurice Barrès ou Anatole France, s’intéressent surtout à l’analyse des sentiments, tandis que d’autres romanciers, comme Joris-Karl Huysmans, l’auteur d’A rebours, explorent des voies nouvelles.
De leur côté, les poètes qu’on appelle les « symbolistes », et qui voient dans Stéphane Mallarmé leur maître, remettent en cause, souvent avec virulence, les Parnassiens.
C’est dans ce contexte que le journaliste Jules Huret, de L’Écho de Paris, va interviewer quelque 64 écrivains pour leur demander de préciser leur position dans cette lutte. Venue du monde anglo-saxon, l’interview est un procédé journalistique relativement neuf en France : cette série de rencontres va se révéler inédite à la fois par sa forme, extraordinairement vivante, et par son ampleur.
La première rencontre a lieu avec Anatole France et est publiée le 3 mars 1891. L’auteur de Thaïs constate sans ambiguïté la « mort » du naturalisme et assure qu’il sera remplacé par le roman psychologique de Bourget, Maupassant, Barrès. En poésie, il prend la défense de la « jeune école » symboliste contre les « vieillards » du Parnasse.
Le 6 mars, Huret rencontre un autre représentant de la « jeune » génération du roman, Maurice Barrès, 28 ans, auteur de la trilogie du Culte du moi (et qui évoluera plus tard vers le nationalisme républicain et le traditionalisme).
« Oh oui ! ce qu’on a appelé le naturalisme est une formule d’art qui est aujourd’hui bien morte. Mais remarquez comme c‘est toujours le besoin de la vérité qui fait les évolutions en art.
Une esthétique se fait jour, peu à peu la beauté nouvelle devient une formule, elle fait des adeptes, une école en naît, elle vit, elle produit, elle s’épanouit ; puis les disciples, pour des raisons non préméditées, rendent la formule de plus en plus étriquée, - et, à partir de ce moment, c’est un art mort. »
Le 14 mars, le quotidien s’intéresse cette fois à ceux que Huret nomme les « symbolistes-décadents », à commencer par leur chef de file : Stéphane Mallarmé, qui répond longuement aux questions du journaliste.
« Les jeunes sont plus près de l’idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense qu’il faut, au contraire, qu’il n’y ait qu’allusion [...].
Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve.
C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbolisme : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements. »
Le 19 mars, c’est à un autre personnage exceptionnel que L’Écho de Paris ouvre ses colonnes : Paul Verlaine, 46 ans, l’auteur des mythiques Poèmes saturniens, Fêtes galantes et Romances sans paroles. Jules Huret rencontre l’ancien compagnon d’Arthur Rimbaud dans un café du boulevard Saint-Michel et l’interroge sur le symbolisme. Réponse de l’intéressé :
« Le symbolisme ?... comprends pas... ça doit être un mot allemand... hein ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ça n’est pas un symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme ; qu’est-ce que ça peut faire à un poète, ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autre Boches pensent des sentiments humains ! [...] Ils m’embêtent, à la fin, les cymbalistes ! [...] Est-ce que Arthur Rimbaud, - et je ne l’en félicite pas - n’a pas fait tout cela avant eux ? [...]
— On reproche aux symbolistes d’être obscurs… Est-ce votre avis ?
— Oh ! je ne comprends pas tout, loin de là ! D’ailleurs, ils le disent eux-mêmes : « Nous sommes des poètes abscons ». Mais pourquoi « abscons » tout court ? Si, encore, ils ajoutaient : « comme la lune ! » »
Autre célébrité rencontrée par l’intervieweur : Émile Zola, dont les propos sont rapportés le 31 mars, le même jour que ceux d’Edmond de Goncourt. L’auteur de L’Assommoir et de Germinal a lu attentivement les précédentes livraisons de l’« Enquête sur l’évolution littéraire » :
« Ah ! ah ! me dit le maître avec un sourire, en me serrant la main, vous venez voir si je suis mort ! Eh bien ! vous voyez, au contraire ! Ma santé est excellente, je me sens dans un équilibre parfait, jamais je n’ai été plus tranquille ; mes livres se vendent mieux que jamais, et mon dernier, l’Argent, va tout seul ! »
Sur la supposée mort du naturalisme, Zola s’interroge :
« Mais que vient-on offrir pour nous remplacer ? Pour faire contre-poids à l’immense labeur positiviste de ces cinquante dernières années, on nous montre une vague étiquette « symboliste », recouvrant quelques vers de pacotille [...]. Car enfin, qu’ont-ils fait, ceux qui prétendent nous tuer si vite, ceux qui vont bouleverser demain toute la littérature ? [...]
Si encore, malgré cela, ils avaient le courage, eux qui n’aiment pas leur siècle, de lui dire : Merde ! au siècle, mais de le lui dire carrément ! Alors, bien. Cela s’admettrait ! C’est une opinion comme une autre. Mais non, rien ne sort, rien, de leur galimatias.
Tenez, il y en a un, d’écrivain, qui ne l’aime pas, le siècle, et qui le vomit d’une façon superbe, c’est Huysmans, dans Là-Bas, son feuilleton de l’Écho de Paris. Et il est clair, au moins, celui-là, et c’est avec cela un peintre d’une couleur et d’une intensité extraordinaires. »
Joris-Karl Huysmans, justement, a droit à la visite de Huret peu après : son interview paraît le 7 avril. L’auteur de Là-bas (qui fut à ses débuts un défenseur du naturalisme) reçoit l’intervieweur au milieu des œuvres d’art qui ornent ses murs (Odilon Redon, Dürer, Rembrandt...), et tout en caressant son chat angora.
« Évidemment, fit-il, le naturalisme est fini… Il ne pouvait pas toujours durer ! Tout a été fait, tout ce qu’il y avait à faire de nouveau et de typique dans le genre. Oh ! je sais bien qu’on peut continuer jusqu’à la fin des temps : il n’y aurait qu’à prendre un par un les sept péchés capitaux et leurs dérivés, toutes les professions du Bottin, toutes les maladies des cliniques ! La masturbation a été traitée, la Belgique vient de nous donner le roman de la syphilis, oui ! Je crois que, dans le domaine de l’observation pure, on peut s’arrêter là ! [...]
Non, voyez-vous, le symbolisme, ça n’est ni neuf, ni humain, ni intéressant. Oh ! je sais bien qu’il faut qu’il sorte quelque chose de tout ce chaos. À l’heure actuelle, Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, étant morts sans postérité, il nous reste Goncourt, Zola, et, dans les vers, Verlaine, Mallarmé qui demeure isolé, avec une fausse école derrière lui, une queue lamentable qui n’a d’ailleurs aucun rapport avec lui.
Et puis, des jeunes de beaucoup de talent, Descaves, Rosny, Margueritte, et votre collaborateur Jean Lorrain, tenez, qui fait admirablement grouiller la pourriture parisienne bien gratinée, bien faisandée… Il le ferait palpitant, s’il le faisait, son roman de la pourriture !… »
Le 22 avril, interview d’un autre franc-tireur, l’écrivain Octave Mirbeau, que Jules Huret rencontre à Pont-de-l’Arche, près de Rouen, où le futur auteur du Journal d’une femme de chambre lui fait visiter son jardin, puis les forêts environnantes, avant de s’exclamer :
« Le naturalisme ! mais je m’en fiche ! Croyez-vous que, dans cinquante ans seulement, il subsistera quelque chose des étiquettes autour desquelles on se bat à l’heure qu’il est ! Mais qu’il soit vivant ou mort, le naturalisme, est-ce que Zola ne demeure pas l’artiste énorme, l’évocateur puissant des foules, le descriptif éblouissant qu’il a toujours été ? [...]
Les symbolistes… Pourquoi pas ? Quand ils ont du génie ou du talent comme cet exquis Mallarmé, comme Verlaine, Henri de Régnier, Charles Morice, je les aime beaucoup [...].
Ils attendent un Messie ! Quel Messie ? Mais à aucune époque de la littérature il n’y a eu une pareille floraison d’art. À part les gens qui personnifient notre siècle avec M. Meilhac et M. Halévy, qu’est-ce que les esprits les plus difficiles demandent de plus que Mallarmé, que Verlaine, que Mendès, que Zola, que Mærterlinck, que Tailhade ? »
Dans les livraisons suivantes, l’intervieweur rencontre encore les principaux représentants du Parnasse, en passe d’être démodés : Catulle Mendès, José-Maria de Heredia, François Coppée, et surtout Leconte de Lisle qui s’enflamme contre la jeune génération des poètes.
« Ils ont cherché la nouveauté dans la désarticulation de la langue, oubliant que nous avions déjà le Volapük [...]. Tous fumistes, ces jeunes gens ! »
A noter que Leconte de Lisle n’avait guère apprécié l’interview d’Anatole France et sa critique des Parnassiens, puisqu’il avait été jusqu’à le provoquer en duel dans les colonnes de L’Écho de Paris...
Après avoir publié la lettre de l’écrivaine féministe Juliette Adam (seule femme parmi les auteurs interrogés) et s’être aventuré dans les ruelles et les brasseries de Gand, en Belgique, en compagnie du symboliste Maurice Maeterlinck, Huret clôt sa longue série de face-à-face en rencontrant le célèbre historien et philosophe Ernest Renan, dont l’interview paraît le 5 juillet.
« Il me fallait bien, pourtant, prononcer pour la dernière fois les mots fondamentaux de cette enquête, et je réussis à dire dans un dernier effort : symbolistes, psychologues, naturalistes.
À quoi M. Renan répondit :
— Ce sont des enfants qui se sucent le pouce. »
Forte de son immense succès auprès des lecteurs, « L’enquête sur l’évolution littéraire » paraîtra en volume la même année, chez Charpentier. On y trouve aussi cette brève rencontre avec Guy de Maupassant, qui a alors cessé d’écrire et est déjà gravement atteint par la syphilis :
« Oh ! monsieur, me dit-il, — et ses paroles sont lasses, et son air est très splénétique, — je vous en prie, ne me parlez pas littérature !… j’ai des névralgies violentes, je pars après-demain pour Nice, le médecin me l’ordonne… cet air de Paris m’est tout à fait contraire, ce bruit, cette agitation… je suis vraiment très malade ici… [...]
Oh ! littérature ! monsieur, je ne parle jamais. J’écris quand cela me fait plaisir, mais en parler, non. Je ne connais plus, d’ailleurs, aucun homme de lettres ; je suis resté bien avec Zola, avec Goncourt, malgré ses Mémoires, je les vois rarement d’ailleurs ; les autres jamais. Je ne connais que Dumas fils, mais nous ne faisons pas le même métier… et nous ne parlons jamais littérature… il y a tant d’autres choses !… [...]
Tant d’autres ! Tenez, monsieur, la preuve que je ne vous mens pas, c’est qu’on est venu il n’y a pas si longtemps m’offrir l’Académie… on m’a apporté vingt-huit noms sûrs, j’ai refusé, et les croix, et tout cela ; non vraiment je ne m’intéresse pas… n’en parlons plus, monsieur, je vous en prie... »
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Pour en savoir plus :
Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Les Cahier rouges, Grasset, 2023