Écho de presse

« L'arrière » : lieu idéalisé et envié par les hommes du front

le 21/09/2019 par Marina Bellot
le 16/10/2018 par Marina Bellot - modifié le 21/09/2019
Aux Dardanelles, soldats dormant dans une tranchée, 1915, Agence Rol - source : Gallica-BnF

Depuis leurs tranchées, les Poilus rêvent à la vie loin du front. Au fil du conflit, « l’arrière » devient un « ailleurs » fantasmé et parfois honni, qu'ils ne cessent d'évoquer dans leurs journaux.

Dans le jargon militaire, « l’arrière » désigne tout l’espace qui se trouve à l’arrière du front et qui, dans un contexte de guerre totale, englobe les combattants qui ne sont pas en première ligne mais aussi tous ceux qui ne combattent pas et qui, pourtant, voient leurs destinée irrémédiablement bouleversée par le conflit – comme les femmes qui remplacent les hommes dans les usines ou dans les champs. 

Pour les soldats, l’arrière devient très vite un « ailleurs » fantasmé, à mille lieues de leur morne et violente réalité quotidienne sur le front.

Depuis leurs sombres tranchées, les Poilus s’adressent régulièrement, dans leurs journaux, à « ceux de l’arrière ». 

L'une des figures récurrentes est « l’embusqué» , celui qui ne participe pas aux combats de première ligne, et qui est bien sûr honni par les soldats. 

Dans La Bourguignotte, en février 1916, la chronique de « G. Michel » témoigne parfaitement de la rancoeur des Poilus à l’égard de ceux qu'il nomme les « invertébrés » :

« Tout a été dit, semble-t-il, sur cette catégorie de vertébrés du sexe masculin et encore ! Car est-il absolument certain qu’ils en aient.... des vertèbres ?

Néanmoins à vous comme à moi il a été sûrement donné de rencontrer en permission un ou plusieurs échantillons de cet ingrédient aussi hétéroclite que le contenu d’une feuillée (ne leur demandez pas ce que veut dire ce mot, il n’est pas sûr qu ils pourraient vous répondre). 

Signe particulier : l’embusqué sait mieux que personne, mieux que vous, poilus du front, ce qu’est une tranchée ; avec une technique savante, il vous la décrit en employant des mots qu’il ne comprend pas ; mais n’importe, avec tout son verbiage, il vous assomme – c’est le mot, – vous qui en venez. [...]

Autre signe particulier : l’embusqué n’a pas de poux ; même il vous demande, avec un petit air d’effroi comique, si c’est gros, ces bêtes-là. [...]

Troisième signe particulier : l’embusqué sait, à peu de chose près, quand finira la guerre. Vous ne vous en doutez pas, vous, hein ? Moi non plus, mais lui le sait, vous dis-je, et vous affirme que ça ne dépassera pas telle date, et patati et patata. »

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Alors que l'arrière est vu comme le lieu de la sécurité et du confort, les civils, dont les sacrifices et l'angoisse sont régulièrement rapportés par la presse, ne sont pas épargnés par l’ironie amère des Poilus. 

« Comment vivent les civils ? » se demande ainsi en 1917 Le Sac à terre dans une parodie de reportage :

« Toujours soucieux de satisfaire ses nombreux lecteurs et de devancer leurs désirs, le Sac à Terre a envoyé immédiatement un de ses rédacteurs faire une enquête à Potinville-sur-Damoy (Loire-et-Seine).

Notre envoyé spécial vient de nous revenir, un peu vieilli par la longueur du trajet, un peu amaigri car il a dû se restreindre comme les civils, un peu abruti aussi car il a dû avoir avec eux de longues conversations.

Il nous a rapporté cependant une série d'articles que nous offrons à nos lecteurs à titre documentaire. »

Et le chroniqueur de présenter avec dérision les civils comme des héros : 

« Le Rédacteur en chef du “Sac à Terre” m’ayant fait mander à son bureau, me confia la délicate mission d’aller me rendre compte, de visu, de la vie menée par les pauvres gens dont ne parlent jamais les communiqués, et qui devraient tous en bloc être décorés de la Reconnaissance Française : j’ai nommé les Civils. »

Quant aux journalistes de l'arrière, responsables selon les Poilus du « bourrage de crâne » de la population, ils sont régulièrement vilipendés par la presse des tranchées. Ainsi, à ceux qui écrivent que « le théâtre de la guerre se trouve dans les fabriques [d'armement] », ce chroniqueur du Filon répond dans une longue et terrible « lettre du front à l'arrière » :

« En effet, vous y allez comme au spectacle, avec la même désinvolture et un peu moins d'ennui. 

Mais il est d’autres scènes de la guerre auxquelles j'imagine mal que des curieux, même avides de sensations neuves, puissent aimer à assister : quel est le civil qui viendra se promener dans une tranchée de départ au moment de l’assaut ou dans un poste soumis à une préparation d’artillerie ? [...]

La preuve n’est plus à faire que le front ne serait rien sans l’arrière, que le soldat ne peut se passer de l’ouvrier. Mais vous admettrez bien que la question réciproque – que ferait l’ouvrier sans le soldat – n’a même jamais été posée ?

Ceux de l’usine ont droit à l’estime ; ils n’ont pas droit à la pitié ni à l’admiration, ni même à la reconnaissance. ​ »

À mesure que la guerre fait rage, il semble que l’incompréhension mutuelle grandisse entre le front et l'arrière.

Ainsi, dans La Greffe générale en juillet 1918, un Poilu raconte un douloureux trajet en train lors d’une permission : 

« C’était au cours d’une permission. Je me rendais en Normandie, dûment supplémenté en deuxième classe, et j’avais pour compagnons de voyage, deux hommes, très jeunes encore, que je connus bientôt à leur conversation : j’étais en présence de civils mobilisés. Ils me regardaient, je les regardais.

“Les soldats en permission ne devraient voyager qu’en troisième classe !” ; mais pensant probablement que j’allais protester, il se tourna vers moi et s’excusant : Sans doute, il est regrettable pour certains militaires d’entendre raisonner ainsi, pourtant la plupart des poilus sont tellement insupportables, qu’il serait bon de débarrasser les voyageurs “comme il faut” de leur fâcheuse compagnie”. [...].

Si au lieu de mener votre existence paisible et confortable, vous aviez vécu trente mois face aux Boches, par le froid, la chaleur et la pluie, sous les marmites, les torpilles, les grenades et les balles, combien parmi vous, Messieurs de l’arrière, seraient maintenant internés dans un asile d’aliénés !... »  

Autre sujet éminemment présent dans les journaux de tranchées : la crainte de l’infidélité, qui fait l’objet d’un humour désespéré et parfois glaçant :

« Le Poilu, montrant le gosse. – D’où que ça sort ?

La Femme du Poilu. – De moi.

Le Poilu, rêveur. – Quel âge a-t-il ?

La Femme du Poilu. – Quatre mois et demi.

Le Poilu, comptant sur ses doigts. – Impossible... (Avec calme.) Quel est le père ?...

La Femme du Poilu. – Un C. O. A. de la boulangerie.

Le Poilu, à la nourrice. – Remportez ça. [...] (À sa femme.) Relève-toi. C’est encore la faute des Boches : je te pardonne.

La Femme du Poilu, rayonnante. – Isidore, tu es magnanime. »

Fantasmé et honni par les Poilus, l'arrière n'en est pas moins un lieu d'angoisse, de labeur et de deuil.

La France sortira victorieuse du conflit mais terriblement meurtrie, avec près de 1 400 000 soldats français et coloniaux « morts pour la patrie ».

Pour en savoir plus : 

Nos familles dans la Grande Guerre, sur le site du Centre régional de documentation pédagogique du Limousin

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