L’amnésique de Rodez, symbole des « disparus » de la Grande Guerre
À la fin de la Guerre de 1914, la France compte 400 000 soldats disparus. Elle se passionne alors pour l’énigme de « l’amnésique de Rodez », symbole de ces combattants oubliés par la Grande Guerre.
En 1936, près de vingt ans après la fin de la guerre, les séquelles du conflit sont toujours vivaces. La France compte des centaines de milliers de gueules cassées et d'aliénés mentaux dont le sort est accablant. Pour certains, panser les plaies est impossible ; c'est notamment le cas des familles des 400 000 soldats disparus au front. En 1919, des familles s'organisent en associations pour demander au gouvernement de tout mettre en œuvre pour identifier les soldats dont on a perdu la trace. Mais l'immense majorité des soldats disparus le resteront.
Il est un soldat en France dont le destin tragique a ému le pays et fait de lui le symbole vivant de ces disparus. En 1936, le journaliste et romancier Paul Bringuier raconte l'histoire de cet homme dans Paris-Soir :
« C'est simplement un homme qui, à la suite d'une blessure, d'une commotion, a perdu la mémoire. Pas la raison. La mémoire seulement, mais complètement. La vie commence, dans son esprit d'à présent, un certain jour de 1915. Il a oublié qui il est, jusqu'à son nom. Bon. Ce n'est qu'un grand mutilé. Mais il y a autre chose. Ce nom, ce passé, personne ne l'a retrouvé pour lui. On ne l'a pas identifié. On ne sait pas, vingt ans après la guerre, qui il est.
La France a eu quinze cent mille morts, mais onze cent mille familles seulement peuvent pleurer sur des tombes. Quatre cent mille soldats ont été portés disparus, leur corps a été détruit dans la fournaise. Eh bien ! un de ces quatre cent mille-là est vivant sans qu'on puisse savoir lequel, un de ces quatre cent mille deuils est illégitime ; il y a quelque part, sur le socle d'un monument aux morts, dans un village de France, un nom gravé qui n'a pas le droit d'y être. »
Paul Bringuier reçut en effet un jour de 1934 une lettre d'une femme affirmant avoir reconnu en l'inconnu son fils disparu. Pensant l'énigme résolue, Bringuier se rendit alors à l'asile de Rodez :
« Un de ceux qui ont la charge de cet hospice me reçut. Je lui montrai ma lettre. Il y jeta à peine un coup d'œil, sourit, me dit :
— J'en ai des centaines et des centaines comme celle-là.
— Tous ceux qui vous écrivent ne reconnaissent pourtant pas votre malade ?
— Hélas ! si. »
C'est près de Lyon, un jour glacial de février 1918, que l'histoire débute. Un train de prisonniers en provenance de Constance arrive en gare de Brotteaux. Les prisonniers embarquent à bord de camions en direction de la caserne ou de l'hôpital. Il ne reste plus personne sur le quai quand un gendarme aperçoit un homme grelottant de froid et de fièvre :
« — Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je ne sais pas.
— Comment, tu ne sais pas ! Tu étais dans le train de Constance ?
— Je ne sais pas.
— Tu te fiches de moi. Ton régiment ? Comment t'appelles-tu ?
— Je ne sais pas. »
L'inconnu passa deux ans d'hôpitaux en hôpitaux, avant d'être interné en 1920 à l'asile de Rodez. Commença alors un étrange défilé : celui de mères toutes certaines de reconnaître leur fils en l'inconnu de Rodez.
« Comment peut-on se tromper sur la personne de son fils, après cinq ans d'absence, sans mutilation, sans défiguration ? Quel sortilège peut aveugler à ce point une mère ? Le sortilège que nous allons retrouver désormais à chaque ligne. Le mythe de l'espoir, le besoin de tendresse, le refus de tuer l'être cher de nouveau, d'avoir à le pleurer une seconde fois. »
Les années passèrent, amenant à Rodez des dizaines de familles éplorées. Et puis un jour, de guerre lasse, usé de ne semer que tristesse et désespoir, l'Amnésique se mit à reconnaître tout le monde – ce qui ne fit pas plus avancer l'affaire.
En 1934, vingt-deux familles attaquèrent l'administration devant le Tribunal civil de Rodez, dans une action solidaire pour que son identité fût déclarée officiellement à la lumière des débats. « Mais le tribunal a eu un scrupule et, finalement, il a débouté tout le monde, renoncé à donner une identité à l'amnésique et ordonné de nouvelles expertises médicales. Tout est à recommencer. »
En 1936, le mystère reste donc entier. Et Paul Bringuier, recevant une nouvelle lettre, ne peut s'empêcher de garder l'espoir, un « espoir résigné ».
L'énigme sera résolue deux ans plus tard. L'une des familles déboutées obtiendra finalement gain de cause et le tribunal de Rodez rendra à l'amnésique son identité en 1938 : Octave Monjoin.
Il n'aura cependant guère le temps de profiter de sa nouvelle vie. Son frère puis son père mourront quelques mois plus tard et Octave retournera en asile, à Paris, où il succombera d'inanition le 19 septembre 1942.