Georges Bernanos, chroniqueur pessimiste de « la société moderne » au Figaro
Le temps de quelques chroniques parues dans Le Figaro entre 1931 et 1932, l'auteur de Sous le soleil de Satan disséqua de sa plume intransigeante et maussade la psyché de « l'homme moderne ».
Le 11 novembre 1931, le grand quotidien de droite Le Figaro, alors dirigé par le parfumeur François Coty, fait paraître un encart pour annoncer l'arrivée dans les colonnes du journal d'un nouveau collaborateur qui y signera « une série d'études sur la société moderne ».
Georges Bernanos, 44 ans, est alors un des écrivains les plus célèbres de France. Son roman Sous le soleil de Satan, paru en 1926, a connu un immense succès.
Mais le romancier sensible est aussi un pamphlétaire impitoyable. Dans La Grande peur des bien-pensants (1931), ce catholique passionné, admirateur de Drumont et de Maurras (mais aussi de la Commune), qui milita très jeune dans les rangs de l'Action française, s'en prend violemment à la bourgeoisie et aux hommes politiques de son époque.
Dans ces chroniques du Figaro, c'est avec une plume à la fois vive et amère qu'il va ausculter la psyché de ses contemporains. Le 13 novembre, il écrit un premier article intitulé « Solitude de l'homme moderne » :
« La société moderne n'est toujours qu'un expédient. Mais l'homme moderne, lui, existe. C'est un animal solitaire. Encore doit-on se garder d'entendre ici le mot de solitude au sens propre, mais plutôt comme une sorte de supercherie détestable, un rêve plein de cris et de lueurs, l'aura des grandes lésions nerveuses qui fait brusquement autour du supplicié, en pleine lumière de midi, sous les ombres bleues, un vide plus large et plus noir que l'Erèbe.
Car l'homme moderne s'agite beaucoup et ne parle pas moins – si ingénieux à remplacer par des rapports sommaires, presque abstraits, ces véritables échanges sociaux dont la pauvreté grandissante de sa vie intérieure lui interdit le bienfait. Ainsi s'atténue peu à peu la conscience de son isolement parmi d'autres créatures trop pareilles à lui, à peine distinctes, devenues, rigoureusement parlant, ses semblables.
Lorsque cette conscience aura disparu sans retour, l'univers connaîtra une forme nouvelle, et probablement définitive cette fois, de la sauvagerie. »
Il poursuit :
« Solitude de l'homme moderne... Et d'abord, il est permis de n'en voir que le caractère comique. Car jamais sans doute être ne fut moins capable que celui-ci de se suffire à soi-même : son besoin de sociabilité n'a d'égal que sa maladresse à échanger quoi que ce soit.
Chez ce nerveux, que l'austère bataille de l'Argent a durci, réduit a quelques traits essentiels tout ensemble féroces et frivoles – tel enfin que l'a vu le petit œil sec de Forain – l'antique courtoisie, dont les mille rites de la politesse épousaient si étroitement toutes les nuances, n'est plus que le besoin sommaire, impérieux de la présence et comme du contact physique.
Le prochain, pour lui, c'est ce bonhomme quelconque, rencontré hier, qu'il installe aujourd'hui dans sa voiture avec le prodigieux espoir de partager sa vie, comme ça, une heure ou deux, le long des routes vertigineuses. Et il recommencera vingt fois, cent fois, mille fois, se prêtant lui-même à l'expérience autant qu'il faudra, au bar ou au dancing, à l'auberge, partout enfin où l'on est sûr de trouver, après la lutte harassante, la chaleur et la sécurité du troupeau [...].
Quiconque reste insensible à cette tristesse presque indéfinissable, peut-être plus physique que morale, à ce goût de suie que nous prenons volontiers pour l'odeur des villes mais qui gagne peu à peu, mystérieusement, de colline en colline, jusqu'à nos plus secrets hameaux, doit se résigner à ne rien comprendre à son temps [...]. »
Le 20 novembre, il continue sur sa lancée dans un article intitulé « La grande aventure manquée », tout aussi pessimiste (réactionnaire, diront certains) que le premier :
« Ce n'est pas de tendresse que le monde a besoin, mais de justice. Il est vrai que la tendresse coûte moins cher. Elle est même pratiquement pour rien en un temps où les machines parlantes et le cinéma viennent en aide à l'imprimerie pour reproduire et perpétuer la moindre nuance d'une voix brisée de douleur, ou n'importe quel sanglot bien réussi.
Telle actrice d'Hollywood, avec ses larmes de vaseline, soutire, chaque soir, dans l'ombre des salles fraîches, de Los Angeles à Yokohama, des millions de cœurs, rouges, jaunes ou noirs, la pitié humaine, la vide à l'égout. Comparés à ces experts, le vrai pauvre, le vrai malade, l'authentique agonisant, ne sont que de médiocres simulateurs : on voudrait que l’État les soulageât, fût-ce à nos frais, mais leur douloureuse parodie des grands rôles n'est pas belle.
Et s'il est vrai que l'homme moderne, menacé d'une précoce usure, ait encore besoin de compatir, c'est-à-dire de se détendre, pourquoi ne lui en fournirait-on pas l'occasion à heure fixe ? Quand la société future réussirait ce coup magistral de soustraire à tous les regards la part de souffrance absolument irréductible, quelque Charlot génial, sous les sunlights géants, assumerait à lui seul, ainsi qu'un Christ de cauchemar, toutes les douleurs de l'espèce, et l'humanité ruissellerait de larmes au pied de sa Croix. »
Dans ses articles suivants pour Le Figaro, Bernanos délaissera les considérations générales sur l'état de la « société moderne » pour s'en prendre nommément à certaines figures de son temps.
Ainsi, le 10 mars 1932, livre-t-il un portrait mordant d'André Tardieu, le président du Conseil de centre-droit, qu'il fustige en tant qu'un des représentants les plus déplorables de la classe politique de la Troisième République :
« Au fond, ces enragés à froid, si hardis contre la matière qu'ils brassent dans leurs gigantesques joujoux mécaniques, sont au spirituel les plus timorés des hommes. Leur psychologie sommaire reste celle des ancêtres qui vinrent jadis initier les sauvages à l'inestimable bienfait de la civilisation chrétienne, leur Bible d'une main et dans l'autre une couverture de varioleux.
Que leur importe d'avoir, ou de ne pas avoir, raison ? Notre logique leur paraît un vain bavardage, notre obsession du légal et du juridique une hypocrisie.
Ce que l'homme romain appelait la loi ne sera jamais pour eux que la reconnaissance provisoire d'une courte trêve entre les intérêts rivaux. Nulle concession supérieure, abstraite, entre ces textes rédigés par des spécialistes dans le seul but de favoriser les affaires et qu'on jette comme de vieilles Ford, quand ils ne servent plus. »
Après avoir longuement polémiqué avec Maurras dans les colonnes du quotidien (ce qui causera sa rupture définitive avec ce dernier, mais aussi avec l'Action Française), Bernanos y signe un dernier coup d'éclat le 13 décembre 1932 : une critique dithyrambique du Voyage au bout de la nuit de Céline, qui vient de manquer le prix Goncourt.
« Pour nous la question n'est pas de savoir si la peinture de M. Céline est atroce, nous demandons si elle est vraie. Elle l'est.
Et plus vrai encore que la peinture ce langage inouï, comble du naturel et de l'artifice, inventé, créé de toutes pièces à l'exemple de celui de la tragédie, aussi loin que possible d'une reproduction servile du langage des misérables, mais fait justement pour exprimer ce que le langage des misérables ne saura jamais exprimer, leur âme puérile et sombre, la sombre enfance des misérables. »
L'écrivain, après avoir en vain proposé à François Coty une refonte du journal, quitte ensuite Le Figaro. Et reprend son activité de romancier et d'essayiste : Un crime, Journal d'un curé de campagne, Monsieur Ouine, ou encore le pamphlet anti-franquiste Les Grands cimetières sous la lune.
Pendant la guerre, Georges Bernanos s'exilera en Amérique du Sud, d'où il soutiendra De Gaulle et publiera des articles anti-Vichy. Il rentrera en France en 1945, avant de s'éteindre en 1948.