Juillet 1939 : le journaliste Gilles Marguerin publie dans Le Petit Journal une lettre ouverte « d'un paysan à un citadin » dans laquelle il vante les avantages des congés pris en Province. Comment pourrait-il rallier les Parisiens à son point de vue ?
Lecture en partenariat avec La Fabrique de l'Histoire sur France Culture
Cette semaine : Le Petit Journal du 3 juillet 1939
Texte lu par Nathalie Kanoui
Réalisation : Marie-Laure Ciboulet
Le Petit Journal
3 juillet 1939
D'un paysan à un citadin à la veille du départ en vacances
Au moment où vous vous préparez à jouir d'un repos que je veux croire bien gagné, en tout cas nécessaire, étant donné votre genre de vie, le travail redouble pour nous. Et croyez bien, mon cher camarade, que nous ne nous en plaignons ni ne vous jalousons, car la saison le veut. La moisson, que la nature commande de rentrer, a pour nous et pour vous une grande importance. En fait de sport, je vous assure que c'en est un drôle, qui fait bronzer les peaux au soleil. Et bien des champions de vos stades trouveraient qu'il y a de l'abus.
Nous nous reposerons plus tard, en hiver, après la semaille de blé, si les bricoles nous en laissent le loisir. C'est ainsi. Mais il ne s'agit pas de nous.
Ce que je veux vous dire, mon cher camarade, c'est que, si vous êtes par hasard léger d'argent et embarrassé pour le choix d'une villégiature, amateur par surcroît de ce que vous appelez camping, il y a au village plusieurs maisons inoccupées. Elles sont délabrées, certes, mais solides encore, capables de fournir le « clos et le couvert », de devenir assez confortables, avec un peu d'ingéniosité. Vous n'en manquez certainement pas. Les propriétaires seraient sans doute enchantés de vous en louer une à bon compte pour un mois ou plus.
Et sauf erreur, il en est ainsi en beaucoup de villages.
Où seriez-vous mieux qu'au village ?
Il y aurait peut-être quelque chose à faire entre camarades, si vous précisiez vos désirs à votre section citadine, qui entrerait en rapport avec telle section villageoise de son choix.
Vous cherchez le calme, le grand air, le soleil, les beaux paysages, dont malgré les avantages qu'on s'accorde à reconnaître aux villes, vous avez la nostalgie et plus encore le besoin. Où trouveriez-vous tout cela mieux qu'au village ?
Les temps sont durs pour tout le monde, nous le savons bien. Où pourriez-vous trouver meilleures conditions et moins dépenser qu'au village ?
Vous aimez les produits frais, sains, naturels, les bonnes choses ? Nous avons tout cela au village. L'eau n'est certainement pas fameuse et les crédits étant coupés, il ne faut pas compter sur une adduction avant longtemps. Si vous avez peur, quelques gouttes d'eau de Javel ou de teinture d'iode suffisent à la stériliser. Et puis, ne boit de l'eau que qui le veut au village. Il y a du vin ici et, ailleurs, du cidre.
Les distractions ? Ça, évidemment... Il y a tout de même les excursions à bicyclette. Elles conduisent les peçheurs à la rivière, pleine de truites. Nous jouons aux boules sur le mail. On y danse aussi. Emportez donc votre phonographe. Entre camarades, on organisera bien quelque chose.[…]
Et puis surtout, nous aimerions que vous voyiez un peu notre vie et notre travail. Ça vous intéresserait sûrement. Et peut-être comprendriez-vous, si vous n'avez pas de parti pris, que la machine ne peut pas tout faire, que les bras sont indispensables et que nous ne volons pas l'argent qu'on nous mesure chichement.
Vous pourriez voir, juger sainement. Et même faire votre opinion « sur le tas », sans passer par tous les bateleurs qui parlent d'agriculture sans en connaître le premier mot. Si vos gamins, si vous-mêmes vouliez en tâter un peu, pour voir, on trouverait bien une fourche à vous prêter pour passer les gerbes.[…]
Tout le monde gagnerait à un rapprochement.
Si l'idée prenait corps, en se rapprochant, on pourrait faire bien des choses. Vous avez du temps, des idées. Le Parisien est débrouillard. Plus que nous, je le dis sans m'en offusquer. On ne peut pas tout avoir.[…]
Mais le rapprochement doit se faire à égalité...
...Si d'hasard vous répondez à cet appel, dites-vous bien qu'aussi indispensables à l'existence commune qu'à la vie du pays, nous ne sommes ni plus, et surtout ni moins que vous. Nous sommes vos égaux. N'essayez pas de briller, de vouloir nous éblouir, de chercher à décourager nos fils et nos filles. Ne vous moquez pas. Ne nous traitez pas de péquenots, betteraves, cul-terreux ou bouseux... Ça ne fait pas distingué pour des gens de la ville férus de beau langage. Et Jacques Bonhomme pourrait répondre qu'il vaut bien les teints de papier mâché et de petits crevés aux airs de poitrinaires...[…]
Si vous venez, soyez simples, car ici tout est simple. Soyez compréhensifs aussi, sans parti pris. Vous reconnaîtrez alors qu'on vous a raconté bien des bobards sur le paysan, que vous ignorez. Et le comprenant mieux, peut-être le respecteriez-vous un peu pour ce qu'il représente et le labeur qu'il fournit. En tout cas, vous l'aimeriez certainement davan tage.
Gilles Marguerin