Écho de presse

Évasion fiscale : l'échec de la Société des Nations dans l'entre-deux guerres

le 15/01/2019 par Pierre Ancery
le 17/12/2018 par Pierre Ancery - modifié le 15/01/2019
Société des Nations : intérieur de la salle, agence Meurisse, 1924 - source : Gallica-BnF
Société des Nations : intérieur de la salle, agence Meurisse, 1924 - source : Gallica-BnF

Dans le courant des années 1920, la France prend conscience de l'ampleur du problème de l'évasion fiscale. Mais les tentatives pour arriver à un accord international par l'intermédiaire de la SDN vont totalement échouer.

La période qui suit la fin de la Première guerre mondiale, en Europe, est marquée par de fortes difficultés de financement des États belligérants. Ces derniers doivent payer les dettes de guerre et, dans certains cas, la reconstruction du pays. La crise économique des années 1930 n'arrange pas les choses.

 

C'est à la même époque qu'apparaît en France la problématique de l'évasion fiscale. Cette dernière a presque toujours existé. Mais comme le note le chercheur Christophe Farquet, elle s'est considérablement développée à la fin du XIXe siècle, « dans la contradiction systémique entre l'expansion d'une économie transnationale et le maintien de législations confinées aux frontières étatiques ».

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Après-guerre, le pouvoir prend conscience du manque à gagner, d'autant que les dépenses de reconstruction ont entraîné une augmentation de la charge d'imposition directe – et mécaniquement, la fuite des capitaux vers les pays refuges. En France, la part des revenus sur les capitaux mobiliers échappant frauduleusement à l'impôt progressif atteint ainsi 40 à 70 %.

 

Le thème de l'évasion fiscale arrive donc dans le débat public au début des années 1920. Ainsi, en 1922, Charles de Lasteyrie, ministre des Finances du gouvernement Poincaré, aborde le sujet lorsqu'il prend ses fonctions. On note que la problématique de la « justice fiscale » liée à celle de l'évasion est déjà parfaitement présente à son esprit :

« La question si souvent posée déjà des évasions fiscales doit être, notamment, au premier plan des préoccupations administratives. Fraudes et évasions fiscales ne sont pas seulement fâcheuses en raison des ressources dont elles privent immédiatement le Trésor. Elles sont plus déplorables encore par l’état d’esprit qu’elles développeraient dans le pays, si elles demeuraient impunies.

 

Avec une patriotique abnégation, le contribuable français accepte de payer des impôts forts lourds, dont il reconnaît la nécessité, mais c’est à la condition essentielle que nul ne réussisse à en esquiver la charge et à en rejeter le fardeau sur le voisin. L’impunité du fraudeur est essentiellement démoralisatrice pour la masse et ne peut manquer, à la longue, de pervertir l'esprit public. »

Les hommes politiques français de l'époque ont bien compris que seul un accord entre États peut aboutir à des résultats concrets. Car si des accords bilatéraux entre pays existent, aucun arsenal législatif véritablement contraignant n'a été mis en place. Aussi le sujet est-il porté à la Société des nations (SDN), organisation internationale créée en 1920.

 

En 1922, L'Ouest-Eclair mentionne un premier pas vers la négociation multilatérale sur le sujet, sous l'impulsion des délégués français, italiens et belges :

« Le Comité financier de la S. D. N., dans sa séance du 5 septembre, a poursuivi ses travaux sur les questions de la double imposition et de l'évasion fiscale.

 

Le Comité a décidé d'inviter les gouvernements d'Angleterre, de Belgique, de France, de Hollande, d'Italie et de Suisse, à désigner chacun un expert en matière d'impôts. Ces experts seraient appelés à se réunir prochainement et à discuter les possibilités pratiques de la collaboration internationale en vue d'éviter les inconvénients de l'évasion fiscale et de la double imposition. »

Mais aucun accord n'est trouvé. La Grande-Bretagne et la Suisse, qui bénéficient de l'afflux de capitaux étrangers, refusent de remettre en cause le secret bancaire (lequel est aussi pratiqué aux Pays-Bas et en Belgique). Or il suffit qu'un ou plusieurs pays membres refusent tout accord pour que celui-ci devienne inutile, comme le pointe La Croix en 1925 :

« Le moyen d'empêcher cette fraude serait que les administrations fiscales des divers États se fournissent mutuellement, pour les personnes ou les Sociétés domiciliées dans ces États, les renseignements nécessaires à l’assiette des impôts.

 

Ces renseignements seront toujours incomplets tant que les États respecteront le secret des banques. En outre, toute mesure, pour être efficace, doit être appliquée par tous les États.

 

Il va de soi, en effet, qu’un accord bilatéral à ce sujet, entre deux pays, n’aurait d’autre résultat que de provoquer l’exode de leurs capitaux vers d’autres pays où ils ne seraient pas inquiétés. C’est dire qu’il est peu probable que cette évasion fiscale puisse jamais être empêchée. »

En 1928, après une nouvelle réunion « d'experts » à Genève en vue d'étudier la question, Le Journal des finances s'avoue très dubitatif quant aux chances de parvenir à un accord signé par tous les États-membres :

« La Société des Nations s'est préoccupée du problème des doubles impositions et de la question connexe des remèdes susceptibles de réduire l'évasion fiscale. À cet effet, elle a réuni à Genève le 22 octobre une conférence d'experts qui a pour mission de préparer quatre projets-types de conventions internationales [...].

 

Nous avouons cependant que nous sommes un peu sceptiques quant aux résultats concrets à attendre de la conférence et cela parce que les États à fiscalité sévère ne céderont sur la question des doubles impositions que s'ils obtiennent des garanties pour les évasions fiscales dont ils ont parfois de bonnes raisons de se plaindre, et qu'il serait tout bonnement admirable de voir certains États renoncer délibérément à un profit substantiel en s'abstenant de favoriser l'évasion fiscale chez leurs voisins.

 

Assisterons-nous à un aussi bel exemple de désintéressement international ? Peut-être. Mais, s'il en était autrement, quel argument pour ceux qui répètent qu'à Genève, il est exceptionnel de trouver sous la paille des mots le grain des réalités ! »

Lorsque le Front populaire arrive au pouvoir en France en 1936, le problème est remis sur le tapis. Quand Paul Bastid, ministre du Commerce, s'exprime à la SDN en octobre, il parle à propos de l'évasion fiscale d'un « mal international » :

« Il y a là une question qui nous paraît de première importance, tant pour des raisons économiques, que pour des raisons sociales et morales. L’évasion fiscale est un mal international.

 

Nous ne pouvons rester indifférents à son égard et, si nous ne voulons pas recourir, pour la combattre, aux mesures extrêmes que mettent en œuvre les contrôles des changes, nous nous refusons à admettre que la collectivité des nations reste désarmée devant ses méfaits. »

Mais encore une fois, à l'issue des négociations, comme le note L'Ouest-Eclair le 20 octobre 1937, « il ressort que la majorité des gouvernements consultés ne se sont pas montrés disposés à conclure actuellement un accord sur les bases indiquées ».

 

Le Journal des finances dresse la même année un bilan pessimiste :

« Depuis longtemps, la Suisse et la Belgique ont fait connaître qu'elles ne s'associeraient pas à une convention d'assistance administrative ou juridictionnelle fiscale. C'est que, en effet, ces États retirent de grands bénéfices des capitaux étrangers qui se réfugient sur leur territoire. Rien ne permet de croire que le sentiment de la Suisse et de la Belgique se soit modifié.

 

Cette simple constatation suffirait pour conclure qu'un accord international général – et, par suite, efficace – sur l'assistance fiscale n'a aucun avenir. Même si les autres États du monde consentaient à signer cet accord – ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut, – il suffit que la Belgique et la Suisse refusent leur consentement pour faire échouer tout le mécanisme [...].

 

La vérité est qu'il y a échec complet. »

La question de l'évasion fiscale reviendra régulièrement dans le débat tout au long du XXe et du XXIe siècle. Elle est aujourd'hui encore au centre d'un débat brûlant, alors que de nombreux « paradis fiscaux », pays au taux d'imposition très faible, existent à travers le monde.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Christophe Farquet, Le marché de l'évasion fiscale dans l'entre-deux guerres, L’Économie politique, 2012, article consultable sur Cairn.info

 

Nicolas Delalande, Les batailles de l'impôt, consentement et résistances de 1789 à nos jours, Le Seuil, 2014

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