Écho de presse

C'était à la Une ! La guerre par Guy de Maupassant

le 16/12/2022 par France Culture
le 18/05/2018 par France Culture - modifié le 16/12/2022
Guerre du Tonkin, prise de Lang-Son -13 février 1885, estampe, imprimerie Pellerin, 1885 - source : Gallica-BnF

Dans l'article du jour, Guy de Maupassant sous le pseudonyme de Maufrigneuse condamne la guerre.

En partenariat avec "La Fabrique de l'Histoire" sur France Culture

Cette semaine : La guerre par Maupassant, Gil Blas, 11 décembre 1883

Texte lu par Daniel Kenigsberg 

Réalisation par Séverine Cassar

« LA GUERRE

Donc on parle de guerre avec la Chine ! Pourquoi ? On ne sait pas. Les ministres en ce moment hésitent, se demandant s’ils vont faire tuer du monde là-bas. Faire tuer du monde leur est très égal, le prétexte seul les inquiète. La Chine, nation orientale et raisonnable, cherche à éviter ces massacres mathématiques. La France, nation occidentale et barbare, pousse à la guerre, la cherche, la désire.

Quand j’entends prononcer ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si on me parlait de sorcellerie, d’inquisition, d’une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.

Quand on parle d’anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ? Une ville chinoise nous fait envie : nous allons pour la prendre massacrer cinquante mille Chinois et faire égorger dix mille Français. Cette ville ne nous servira à rien. Il n’y a là qu’une question d’honneur national. […]

Et ceux qui vont périr là-bas sont des jeunes hommes qui pourraient travailler, produire, être utiles. Leurs pères sont vieux et pauvres. Leurs mères, qui pendant vingt ans les ont aimés, adorés comme adorent les mères, apprendront dans six mois que le fils, l’enfant, le grand enfant élevé avec tant de peine, avec tant d’argent, avec tant d’amour, est tombé dans un bois de roseaux, la poitrine crevée par les balles. […]

La guerre !… Se battre !… tuer ! massacrer des hommes !… Et nous avons aujourd’hui,  à notre époque,  avec notre civilisation, avec l’étendue de science et le degré de philosophie où est parvenu le génie humain, des écoles où l’on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps,  […] et le plus stupéfiant c’est que le peuple entier ne se lève pas contre les gouvernements. Quelle différence y a-t-il donc entre les monarchies et les républiques ? Le plus stupéfiant, c’est que la société tout entière ne se révolte pas à ce seul mot de guerre. […]

Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke a répondu, voici deux ans, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici : « La guerre est sainte, d’institution divine ; c’est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments, l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme ! »

Ainsi se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre, ne rien lire, n’être utile à personne, pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaine de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportées, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, et crever au coin d’un champ tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim ; voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme ! Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. […]

Nous l’avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n’existe plus, que la loi est morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu’ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés devant la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire. Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme. […]

Pourquoi ne jugerait-on pas les gouvernants après chaque guerre déclarée […] s’ils étaient convaincus de fautes ou d’insuffisance. Du jour où les peuples comprendront cela […] du jour où ils refuseront de se laisser tuer sans raison, du jour où ils se serviront s’il le faut, de leurs armes contre ceux qui les leur ont données pour massacrer, la guerre sera morte. Et ce jour viendra. […]

Si nous avons la guerre avec l’empire du Milieu, le prix des vieux meubles de laque et des riches porcelaines chinoises va baisser beaucoup, messieurs les amateurs.

MAUFRIGNEUSE »