Extrait du journal

Ce qui se passe rue de Chabrol est un des symptômes les plus significatifs de l'anarchie où nous sommes. On connaît les faits. M. Jules Guérin, président de la Ligue antisémitique, a été l'objet d'un mandat d'amener. Il s'est aus sitôt barricadé, avec une quarantaine de cama rades, dans une maison de la rue de Chabrol, et il a pris le ciel et la terre à témoins de sa résolution de mourir les armes à la main plu tôt que d'obéir à la loi. Il n'a rien négligé de ce qui pouvait donner un caractère mélodramati que à sa mise en scène. Son esprit s'est évi demment formé ou déformé dans la lecture des romans-feuilletons, et il ne paraît en dépasser le niveau, ni intellectuellement, ni morale ment. On ne saurait dire quelle proportion de cabo tinage il y a dans son serment d'Annibal; mais, en la jugeant considérable, nous ne prétendons pas atténuer la gravité de l'incident Ce genre de sentiment a joué un grand rôle dans notre histoire et l'a plus d'une fois ensanglantée. M. Jules Guérin connaissait d'ailleurs fort bien son époque. A peine avait-il lancé sa fusée qu'une foule considérable s'est précipitée vers la rue de Chabrol : l'accès en est aujourd'hui complè tement obstrué. Il y a là, sans doute, une grande part de simple curiosité, ou, p'our employer le vrai mot, de badauderie;mais il y a aussi autre chose, et la preuve en est dans les rixes nom breuses qui éclatent parmi les spectateurs en attendant que le rideau se lève sur la scène elle-même. La police a beaucoup de peine à maintenir'un peu d'ordre dans cette masse con fuse qu'elle ferait mieux de disperser. Il fau drait, en effet, peu de chose pour en faire un champ de bataille. Avons-nous besoin de dire que, lorsque M. Jules Guérin aperçoit de ses fenêtres les rues et les places noires de monde autour de lui, il se pénètre plus que jamais de la pensée qu'il se doit à cette foule accourue pour assister à l'exécution de sa promesse, et que tout autre devoir disparaît à ses yeux. Voilà où nous en sommes. Voilà la situation qu'on a laissée se créer. On se demande si elle durera encore longtemps. On se demande sur tout comment elle finira. Il faudrait peu de chose pour qu'elle finît fort mal. Au début, un pen de dextérité et d'énergie auraient suffi ; mais qui sait si, maintenant, il ne faudra pas davantage? Comme il arrive toujours en pareil cas, des citoyens de bonne volonté se sont donné pour mission de servir d'intermédiaires entre le gou vernement et les rebelles. On voit M. Lasies, par exemple, faire la navette entre la rue de Chabrol et le ministère de l'intérieur. C'est un singulier négociateur que M. Lasies ; il doit être beaucoup plus du goût de M. Guérin que de M. Waldeck-Rousseau ; mais passons. A quoi, jusqu'à présent, son intervention a-t -elle abouti? Arien autre chose qu'à montrer l'incommensurable amour-propre de M. Jules Guérin. M. Jules Guérin s'imagine que, parce qu'il s'est mis dans une situation ridicule et fausse, tout le monde doit se compromettre ou se sacrifier pour l'aider à en sortir. Il faut que le gouvernement s'incline devant lui et accepte ses conditions ; et, si le gouvernement ne le fait pas, il faut que ses quarante compagnons meurent avant de laisser toucher à un seul de ses cheveux. C'est une dure extrémité, de quelque côté qu'on se tourne. Mais , si on ne s'y résigne pas, il arrivera quelque chose de bien plus grave encore. Vous ne devinez pas quoi? C'est que M. Guérin sera traité de « farceur ». Cela, jamais ! Quoi qu'il en coûte, il faut éviter un pareil dénouement. Nous n'exagérons pas. « Les choses, a dit M. Guérin, me paraissent difficiles à arranger. Il est trop tard maintenant. Et, puis, on dira que...