Extrait du journal

11 n'est heureusement pas de Français que le récit d'une conquête française laisse indifférent. Mais si le conquérant ou l'or ganisateur de la conquête raconte lui même ses exploits avec simplicité et bonne humeur, s'il possède l'art de faire vivre les personnages et de nous rendre pré sentes les choses qu'il a vues, au prestige de l'aventure glorieuse viennent s'ajouter l'intérêt et le charme du roman vécu. Le livre du général Gouraud Au Soudan donne à réfléchir et fait rêver. On a très clairement dégagé ici-même les enseigne ments précieux qu'il nous apporte ; je vou drais dire un mot du plaisir qu'on y goûte. Il n'y a que les héros pour être sim ples. On trouverait aisément dans ce récit la matière d'une épopée. Mais j'entends l'auteur: « Une épopée? Vous voulez rire ! J'ai fait mon devoir, gaiement et crânement, comme on le fait chez nous, comme l'aurait fait à ma place n'importé quel Français aimant son pays, l'aventure et la gloire. » Et l'épopée devient le car net de route d'un soldat. Seulement, ce soldat est sensible à la peine des hommes et à la beauté du monde. Un coucher de soleil l'émeut ; la voix du plus humble passant rencontré sur sa route, si elle exprimait un sentiment profond, résonne dans sa mémoire avec un accent inoublia ble. Tout ce que la solitude du désert, tout ce que le silence des nuits africaines apporte de richesse à nos méditations et de splendeur à nos rêves, j'en aperçois le reflet dans ce miroir fidèle où Gouraud l'a recueilli. « La paix du soir descend sur la forêt ; c'est l'heure courte du crépus cule ; le soleil a disparu ; mais il fait en core jour et la lune monte. On campe en triangle autour d'un petit tertre. A mes pieds montent les fumées bleues des cui sines des tirailleurs. Quelle paix ! Qui dira jamais le charme pénétrant d'une telle vie! Au rebours des journées de plaisir de France, où l'on sent trop que l'on s'amuse, ici le charme a quelque chose de subtil qui agit sur l'âme sans qu'elle s'en aper çoive. Vastes horizons et coins de forêts...» A bord d'un chaland sans confort, le lieutenant Gouraud descend le Niger pour atteindre Tombouctou. Il a hâte d'arriver au but ; la lenteur du convoi l'exaspère. Mais voici venir, remontant le fleuve, une pirogue nonchalante, montée par des noirs. Deux bateaux se croisent, deux races se rencontrent. Quel contraste ! « D'un côté, note le jeune officier, l'Européen ner veux, poussant son monde, trouvant qu'on n'avance jamais assez vite. De l'autre, couchés sur le toit de cette maison flot tante, une dizaine de noirs qui regardent paisiblement sans le voir le coucher du soleil. Ils se laissent vivre, à la fraî cheur du soir. Je leur demande quand ils. ont quitté Tombouctou. Ils ne savent pas...