Extrait du journal

Bourges, le 3 juin 1891. Voici encore un printemps passe et les prophètes de malheur eu ont été une fois de plus pour leurs frais de prophéties lugubres. L’heure des grands combats sans cesse annoncée et toujours retardée recule au lieu d’avancer. C’est fort heureux : « Les nations se ruinent, dit-on parfois, avec ces armements formidables et mieux vaudrait en finir une fois pour toutes, même au prix de quelque immense tuerie. » Sans compter que c’est à peu près là le raisonnement de Gribouille qui _e jette à l’eau pour échapper à la nluie, il faut convenir qu’il n’y a pas d’absurdité plus grande qu’un tel sophisme. Les peuples de l’Europe, au temps de la Sainte-Alliance, ne pouvaientils pas croire qu’on en avait fini avec la guerre après les massacres du pre mier Empire et la fameuse bataille de Waterloo ? Cette fois, il en serait encore de même. Pour risquer une vérité qui ressemblerait fort à celles de M. de la Palisse, il est certain que le meilleur moyen d’avoir la paix, c’est de la con server. La guerre appelle la guerre, et lorsque par honneur on est parvenu à l’éviter durant plusieurs années, il y a de grandes chances pour que cette période pacifique soit suivie d’une seconde, puis d’une troisième. C’est en cette grave matière surtout qu’il est vrai de dire qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, et coûte cher ; si cher même que pour l’éviter il n’y a rien qui soit trop dispendieux. A tout instant, on entend des politiques modérés et conciliants se lamenter sur les charges énormes qu’imposent à toutes les nations européennes les nécessités de la situation actuelle. Ils jettent un coup d’œil d’envie sur les Etats-Unis de l’Amérique du Nord qui ne savent plus que faire des excé dents de leurs recettes sur leurs dé penses. Sans doute, c’est là un sort enviable et fortuné ; mais l’Europe et l’Amérique, cela fait deux, comme on dit, et il ne dépend de personne d’exaucer le rêve de feu Laboulaye. Mieux vaut encore vivre avec son mal que de se laisser mourir ou de se tuer soi-même. Les armements actuels sont contre la guerre une prime d’assurance fort...