Extrait du journal

J’aime beaucoup le samedi, quoique ce soit le jour du Sabbat. Ce jour-là m’apporte un double plaisir : la joie de n’avoir pas d’article à faire et l’es pérance de lire le lendemain l’article de Séverine... Je déambule volontiers dans ces heures de loisir, et c’est en me promenant que je fus bousculé par je 11e sais quoi qui semblait avoir des ailes et qui faillit me renverser en pas sant. — On s’excuse en pareil cas, m’é criai-je.... Arrêtez-vous au moins pour me dire qui vous êtes. — Je ne peux pas m’arrêter... Je suis un bruit, et vous savez qu’il y a toujours un bruit qui court dans Pa•is... Je suis le bruit qui court... — Ne seriez-vous pas le fameux omit <[iie Cunéo d’Ornano a fait courir à propos de la réunion imminente du Congrès qui aurait à la fois à re viser le Président de la République et la Constitution.’ — Je n’ai rien à vous dire. — Quelle nouvelle portez-vous donc pour courir si vite? Ici, le bruit devint presque ironique et me dit : « Vous faites l’enfant, mon sieur. Vous êtes un sociologue trop bien informé sur les mœurs de votre temps pour ne pas savoir à quoi vous en tenir sur tout ce qui intéresse ceux qui vous gouvernent. Si ce n’est pas vous, c’est un de vos amis qui a quel que part, à l’étranger, des pièces qui répondent à votre interrogation... baissez-moi reprendre ma course. — Mais, enfin... que pensez-vous qd’il adviendra de vous lorsque vous aurez longtemps couru comme ce la?... — Je l’ignore... Je cours trop vite pour avoir le temps de réfléchir... Je ne sais pas même ce que je serai de main... Aujourd’hui, je suis le cancan qu’on colporte, la parole qui circule de bouche en bouche dans les couloirs dit Parlement et dans les bureaux de rédaction; dans huit jours je serai peut-être de Vhistoire... » Comme tous les événements d’une époque où tout est incohérent, incer tain et bizarre, ma destinée de bruit dépend de beaucoup de choses; elle dépend un peu de vous; elle dépend de l’intensité des haines qu’a sou levées contre lui un gouvernement qui a manifesté très clairement sa vo lonté formelle de poursuivre les chéquards; elle dépend peut-être d’un hasard... Ce qu’il adviendra de moi peut avoir une grande action sur le sort de ce pays et peut aussi nous re plonger plus avant dans la pourriture opportuniste. Je vous en ai déjà trop dit. Vn bruit ne résonne pas; il court, et grâce à vous qui m’avez arrêté au passage, il y a cinq minutes que je ne cours plus... » Là-dessus le bruit reprit son élan, mais je l’aperçus un peu plus loin, dans un carrefour obscur, en concilia bule mystérieux avec un individu à mine patibulaire dans lequel je recon nus Dupuy, Dupuy le protecteur d’Arton, Dupuy l’auteur de cette « loi scélérate » qui refuse aux accusés tout moyen de se défendre. J’en conclus que ce bruit avait de vilaines relations, pour ne pas dire de sales accointances, et je pensai que ce bruit était décidément un bruit à ne jév trop fréquenter. î ioniii’s longtemps la Presse indépendanie a prévenu le Président de la République des trames ténébreuses qu’ourdissait Dupuy. Ce n’est pas pour rien que ce cuistre vénéneux a étudié l’histoire de Venise, et c’est dans quelque louche intrigue qu’il rêve de ramasser le corncio dogal. Il a réussi à ameuter toute la Presse : contre Casimiv-Perier, il rêve d’en faire autant pour Félix Faure. Désespéré et furieux de voir que le...