Extrait du journal

Ce matin j’ai rencontré un drôle de particulier. Le particulier avait l’air violemment effaré, se déme nait, agitait les bras et parlait très haut à un monsieur qui semblait résigné à remplir, en plein boulevard, le rôle de confident. Si haut qu’eu passant près d’eux je pus entendre ces mots : — La santé de Léopold s’aggrave. On redoute un dénoûment fatal... Le moment solennel est par consé quent venu! — Quel moment solennel ? se risque à demander l’auditeur complaisant. — Quel moment? Comment... Vous ne comprenez pas que c’est l’équilibre européen qui va être remis en question ? Vous ne comprenez pas que la France ne peut laisser passer cette occasion de ressaisir ses fron tières naturelles ? — Dame ! je ne vois pas... — Vous ne voyez pas... Pour le coup, voilà qui est trop fort. Mais vous êtes donc myope, affligé d’une ca taracte, aveugle de naissance! Vous ne voyez pas... Alors lisez la Liberté, monsieur, lisez la Liberté et vous serez édifié. Quant à moi, je n’ai qu’une chose à vous dire, c’est l’équilibre européen qui se détraque. Sur ce, je vis le particulier s’éloigner précipitamment, sans doute pour aller chercher un autre interlocuteur plus facile à convaincre. Or, il paraîtrait que le cas du particulier en question n’est pas un cas isolé. Il y a de ci de là une petite épidémie d’annexionisme des plus comiques. De temps en temps ces annexionistes arrivent à la Bourse et se répandent dans les groupes pour semer la propagande. La rente, qui est encore bien crédule et bien naïve pour son âge, a l’air par instant de prendre la chose au sérieux et tombe en défaillance. Puis elle reprend ses sens et il n’y parait plus. Pourtant, une bonne fois, il faudrait en finir avec ces saugrenuïtés. Essayons. Ce ne sera pas le premier exemple de sagesse donné par le Charivari aux gens qui se prétendent graves. Ces gens-là devraient bien commencer, avant de se mettre à la remorque du premier canard qui passe, par réfléchir un peu, rien qu’un tout petit peu. N’existe-t-il donc pas des traités bien et dûment pa raphés, des traités garantis par l’Europe entière et re connaissant l’indépendance complète de la Belgique ? Si oui, de quel droit s’en viendrait-on révoquer en doute la fidélité de la France à sa parole? Et sur quoi voudrait-on que se basât désormais la confiance réci proque des nations si l’on avait l’air de regarder comme lettre morte les engagemens d’honneur souscrits sponta nément ? Je n’ai pas le plaisir de lire le journal la Liberté. Vous non plus ? Consolons-nous ensemble ; car franchement si elle prêche les théories de la raison du plus fort, il n’y a pas à regretter qu’elle les prêche dans le désert. Eh quoi ! parce qu’un Etat sera faible, on aura la prétention de mettre en question son existence à cha que changement de régime ! Si demain l’empereur d’Autriche était gravement...