Extrait du journal
Me voici dînant ce soir dans la . salle,à manger d'un-grand hôtel, où je regarde les autres dîneurs. J'aime assez ce genre d'endroits: ils ont l'avantage de présenter à l'obsèrvateur les gens isolés, distincts, découpés, presque servis comme les poulets sur les plats ; ils apparaissent là tirés de leurs habitudes, plus parés qu'à l'ordinaire, ébranlés par les heurts légers d'une vie qui réveille des parties dor mantes de leur nature, un peu infatués, un peu vacillants. On se demande alors si, parmi eux, on ne va pas trouver enfin quelque homme qui ne soit pas comme les autres. Mais c'est fort douteux, la plupart des gens que nous appelons des inconnus n'étant que des exem plaires inédits de types que nous connaissons déjà. Les apparences qui me sont présentées ici me confirment dans cette opinion. J'aperçois un vieillard pourvu d'une barbe, quelques visages féminins pétris par la mode, quelques jeunes gens d'une élégance trop distincte d'eux, un Anglais à l'aspect correct et fermé, pareil à une boîte bien close, peut-être pleine, peutêtre vide. Soudain, ma curiosité s'éveille : je crois que je vois quelqu'un. C'est une femme seule à sa petite table, dont je me dis d'abord qu'elle a été belle avant de reconnaître qu'elle l'est encore ; elle est vraiment élégante ; je veux dire que toute sa toilette est à elle, que sa robe et ses bijoux, au lieu de me parler de ceux qui les ont faits, entrent dans un ensemble qui lui obéit et qui la sert ; ses mains mêmes, quoique' très soignéeSj ne ressemblent pas à des objets de vitrine. Mais c'est son visage qui retient mon attention : éclairé par deux yeux bleus, où l'orgueil d'un ancien pouvoir se mêle à une inquiétude nouvelle, il m'apparaît d'autant plus précieux qu'il est atteint déjà d'une flétrissure presque imperceptible. Tout beau qu'il reste encore, il n'a plus cette cohésion intime qui caractérise la beauté : ses traits se séparent les uns des autres, comme des soldats qui ne font plus masse et dont chacun commence à se sentir distinct de ses voisins, parce qu'ils ne sont plus sûrs de vaincre ensemble. Les coins de la bouche montrent cette légère amer tume qui se marque sur les lèvres des belles, quand les heures de la vie leur deviennent moins douces à boire. La chevelure, d'un blond un peu renforcé, paraît n'avoir été ainsi dorée que pour obéir à la mode, quoique, en vérité, la teinture ait pour office de dévorer les pre miers cheveux blancs. L'inconnue ne s'intéresse pas aux gens qui l'entourent, elle mange à peine et distraitement, et si c'est un régime qu'elle observe, il ne paraît guère lui peser. Ainsi suspendue au-dessus d'un avenir où elle n'aura plus qu'à se regretter, pathétique comme une sonate, elle ne répond que trop bien à la saison, à ces lumineux jours d'automne qui n'auront pas de lendemain, à la splendeur condamnée des feuilles mortes, à ces poires merveilleuses, fruits aux belles hanches, qu'il faut se hâter de saisir au point exquis où leur maturité succombe. Elle est comme une reine qui ne va pas être détrônée tout d'un coup, mais à qui chaque jour ôtera une gemme de sa. couronne, sans qu'elle puisse en rien hâter cette lenteur. Il y a quelque chose de si affreux dans cette façon qu'a la vie de retirer d'une créature dont elle a fait la gloire, qu'on voudrait venir au secours de celle-ci, pouvoir l'aider à rester belle. Après le dîner, quelques couples dansent. A la table où elle boit sagement une tisane, un jeune homme qui, évidemment, la connaît déjà, vient l'inviter. Elle accepte et je vois passer plusieurs fois devant mes yeux sa nuque qui commence à fléchir sous le joug du temps, ses douces épaules un peu trop tendres. En la ramenant, le jeune homme s'assied auprès d'elle, et lui parle d'une voix basse, presque humble, à mots pressés, qui expriment timi dement son amour. Parfois, mais rarement, elle parle aussi, d'une voix tout autre, un peu roucoulante, : et sans répondre à ce qu'il a dit. Curieux des sentiments que ce garçon lui inspire, je profite des magies de la sym pathie pour vivre un moment en elle. De toute évidence, il correspond trop peu à ce qu'elle est pour ne pas lui être indifférent ; au point où elle est, elle ne pourrait être bien aimée que par un poète. Mais en l'écoutant distraitement elle cède à la nostalgie de l'amour, elle admire encore une fois l'ardeur et la douceur du dieu, sans prendre garde à son insignifiant interprète. Il lui demande instamment de lui accorder une autre danse. Elle hésite, puis y consent : les voici de nouveau rapprochés, lui dansant avec elle sans qu'elle danse vraiment avec lui. Après quoi, elle lui sourit sans coquetterie, lui serre la main et s'en va, droite et discrète comme une vraie dame. Le jeune homme reste déçu et même, si je ne me trompe, un peu dépité, sentant qu'il s'y est mal pris et se demandant sans doute quel était le bon piocédé. Mais cela ne dure guère : un moment après, je l'aperçois qui danse de bon cœur avec une jeune femme aussi banale que lui. Abel Bonnard, de VAcadémie fi ■»»içaise....
À propos
En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.
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