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Le Fin de siècle, 24 octobre 1895

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Le Fin de siècle
24 octobre 1895


Extrait du journal

En effet, devant tout ce monde, je ne pour rais même pas, sans rougir comme une petite sotte, recevoir un seul baiser ; je ne me sentais pas*non plus l’audace d’en donner un. Seules les amours cachées sont belles et bonnes. Alors, je renversai mon joli programme. Non, il n’y aurait pas de bal, pas de mu sique, pas de lampions. 11 n’y aurait per sonne, nous serions seuls. L’heure de l'arrivée de l’amant appro chait; je renvoyai mes domestiques, ne gardant qu’une dévouée femme de cham bre en laquelle j’avais si confiance que je me permettais tout devant elle. t out étoilé, le ciel resplendissait ; la lune semblait s’être arrêtée au-dessus de ma villa comme un phare de bonheur. J'étais heureuse déjà, j’étais folle aussi. Enfin, après quelque temps d’attente, j’entendis un galop de chevaux, un roule ment de carrosse... c’était lui. Debout, dans l’encadrement de la por tière, au seuil de mon boudoir, émue, joyeuse, j’attendais. La villa était silen cieuse, et du dehors, elle devait sembler inhabitée. Je reconnus ses pas sur le perron, je les devinai sur le tapis. Quand il fut devant moi, en habit, cravaté de soie blanche comme s’il fût venu d’une villa voisine, — il arrivait tout droit de Paris, — il s’ar rêta pour me regarder, les yeux remplis d’admiration. Mon corps n’était rosé que d’une légère étoffe de soie transparente, et il se dessi nait devant la lumière du boudoir comme celui d’une naïade au soleil, vêtue de filsde-vierge. Mes cheveux si dorés et si bruns aussi, si longs surtout, drapaint de leurs soies mes épaules, chevauchaient sur mes seins, couvraient mon cou, re posaient sur mes hanches et sur mes reins comme une gerbe de flammes brunies. Et je souriais doucement, mes bras nus ou verts, ma bouche offerte pour le baiser, mon corps abandonné déjà pour le plaisir et pour l’amour. 11 s'approcha, le baiser tendu vers mes lèvres ; tendrement il m’embrassa dans un heureux enlacement, et sans me dire une parole, à moins que le baiser n’ait une voix, ivre de désirs, fasciné par cette beauté dont j’étais si fière, dont je suis fi ère encore bien qu’elle se soit évanouie, il m’emporta dans le tabernacle du nid, sans desceller ses lèvres des miennes, et jusqu’au matin, jusqu’au petit jour, il aima sa « sauvage » comme il m’appelait, et j’aimai mon « lion ». Mon cher duc, puisque vous lirez, vous aussi, ces quelques lignes que je ne vous dédie pas (puisqu’elles appartiennent d’abord à mes amis de notre bon Fin de Siècle), vous sourirez, heureux, n’est-cepas ? à ce petit chapitre de notre joyeuse jeunesse et, si vieille et si près de ma der nière fin, je veux seulement vous dire que ma vieillesse me pèse surtout parce qu’il m’est interdit de revivre autrement que par le souvenir nos chères amours de trente ans. A l’amoureuse qui m’écrit aujourd’hui, k tous, k toutes, je conseille pour leurs an niversaires, d’éloigner tout ce qui est un obstacle au bonheur immédiat, et je sou haite autant de bonheur qu’en éprouva mon cœur d'aimée dans cette abandonnée villa de la plage normande. L’AÏEULE.....

À propos

Fondé fin 1890 par François Mainguy et René Émery, Le Fin de siècle était un journal mondain bihebdomadaire. Lorsqu’il paraît, il sort immédiatement de la masse en vertu de son style badin et de l’érotisme à peine voilé de ses dessins. En 1893, son « bal Fin de siècle » fait scandale à cause de la tenue très légère de certaines de ses convives. Quelques années plus tard, en 1909, le journal devient Le Nouveau Siècle. Il disparaît en 1910.

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