Extrait du journal
A Edouard Itod. Ce fut un hasard, un vrai hasard. Le baron d’Etraille, fatigué de rester deboul, entra, tous les appartements de la princesse étant ouverts ce soir de fête, dans la chambre à coucher déserte et presque sombre au sortir des salons illuminés. Il cherchait un siège où dormir, certain que sa femme ne voudrait point partir avant le jour. 11 aperçut, dès la porte, le large lit d’azur à fleurs d’or, dressé au milieu de la vaste pièce, pareil à un cata falque où aurait été enseveli l’amour, car la princesse n’était plus jeune. Par derrière, une grande tache claire donnait la sensa tion d’un lac vu par une haute fenêtre. C’était la glace, immense, discrète, habillée de draperies sombres qu’on laissait tomber quelquefois, qu'on avait souvent relevées; et la glace semblait regarder la couche, sa complice. On eût dit qu’elle avait des sou venirs, des regrets, comme ces châteaux que hantent les spectres des morts, et qu’on allait voir passer sur sa face unie et vide ces formes charmantes qu’ont les hanches nues des femmes, et les gestes doux des bras quand ils enlacent. Le baron s’était arrêté souriant, un peu ému au seuij de cette chambre d’amour. Mais soudain, quelque chose apparut dans la glace comme si les fantômes évoqués eussent surgi devant lui. Un homme et une femme, assis sur un divan très bas caché dans Toinbre s’étaient levés. Et le cristal poli, reflétant leurs images, les montrait debout et se baisant aux lèvres avant de se séparer. Le baron reconnut sa femme et le mar quis de Cervigné. Il se retourna et s’éloigna en homme fort et maître de lui; et il atten dit que le jour vint pour emmener la baronne; mais il ne songeait plus à dormir. Dès qu’il fut seul avec elle, il lui dit : — Madame, je vous ai vue tout à l’heure dans la chambre de la princesse de Raynes. Je n’ai point besoin de m’expliquer davan tage. Je n'aime ni les reproches, ni les violences, ni le ridicule. Voulant éviter ces choses, nous allons nous séparer sans bruit. Les hommes d’affaires régleront votre situation suivant mes ordres. Vous serez libre de vivre à votre guise n’étant plus sous mon toit, mais je vous préviens que si quelque scandale a lieu, comme vous con tinuez à porter mon nom, je serai forcé dé nié montrer sévère. Elle voulut parler ; il en l’en empêcha, s’inclina et rentra chez lui. Il sc sentait plutôt étonné et triste que malheureux. Il l’avait beaucoup aimée dans les premiers temps de leur mariage. Cette ardeur s’était peu à peu refroidie, et main tenant il avait souvent des caprices, soit au théâtre, soit dans le monde, tout en gardant néanmoins un certain goût pour la baronne. Elle était fort jeune, vingt-quatre ans à peine, petite, singulièrement blonde et maigre, trop maigre. C était une poupée de Paris, line, g tée, élégante, coquette, assez spirituelle, avec plus de charme que de beauté. Il disait familièrement à son frère, en parlant d’elle : « Ma femme est char mante, provocante, seulement... elle ne vous laisse rien dans la main. Elle res semble à ces verres de champagne oit tout est mousse. Quand on a fini par trouver le fond, c’est bon tout de même, mais il y en a trop peu. * Il marchait dans sa chambre, de long en large, agité et songeant à mille choses. Par moments, des souffles de colère le sou levaient et il sentait des envies brutales d’aller casser les reins du marquis ou de le souffletter au cercle. Puis il constatait que cela serait de mauvais goût, qu’on rirait de lui et non de l’autre, et que ces empor tements lui venaient bien plus de sa vanité blessée que de son cœur meurtri. Il se coucha, mais ne dormit point. On apprit dans Paris, quelques jours plus tard, que le baron et la batonne d’E traille s’étaient séparés à l’amiable pour incompatibilité d’humeur. On ne soupçonna rien, on ne chuchota pas et on ne s’étonna point. Le baron, cependant, pour éviter des rencontres qui lui seraient pénibles, voya gea pendant un an, puis il passa l’été sui vant aux bains de mer, l’automne à chasser et il revint à Paris pour l’hiver. Pas une fois il ne vit sa femme. Il savait qu’on ne disait rien d’elle. Elle avait soin, au moins, de garder les appa rences. Il n’en demandait pas davantage....
À propos
Fondé fin 1890 par François Mainguy et René Émery, Le Fin de siècle était un journal mondain bihebdomadaire. Lorsqu’il paraît, il sort immédiatement de la masse en vertu de son style badin et de l’érotisme à peine voilé de ses dessins. En 1893, son « bal Fin de siècle » fait scandale à cause de la tenue très légère de certaines de ses convives. Quelques années plus tard, en 1909, le journal devient Le Nouveau Siècle. Il disparaît en 1910.
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