Extrait du journal

Dernièrement, je rencontrai un ami, homme de haute valeur. Et ton flls? lui demandai-je. Il sort du lycée, cette année. Qu'en vas-tu faire ? Mon cher, me répondit il, tu me poses la question la plus grave qu'on puisse en ce moment adresser à un père. Tu me demandes ce que je vais en faire? Eh bien, voilà deux ans que, moi aussi, je m'interroge à ce sujet sans avoir pu me répondre encore. « Admettons, poursuivit-il, qu'il ne soit pas rétoqué à son baccalauréat, et que, dans son immense miséricorde, la faculté lui délivre ce parchemin, clef, dit-on, de toutes les carrières, et malgré laquelle, cependant, tant de portes de meurent closes. Où entrera t-il ? Que deviendra-t-il, et quelle profession lui donnerai-je ? » Médecin? C'est bien dangereux : ils finissent tous par se faufiler à la Cham bre. » Avocat ? Us ne plaident plus et se font tous journalistes. » J'avais pensé un instant àle caser dans un ministère ; mais comme on n'y gagne pas au moins quinze mille francs dès la première année, mon flls a re fusé. » Il est cependant temps. Il vient Rat traper dix-huit ans et sa barbe a poussé dans une nuit. Au reste, je t'avouerai que rien ne l'émeut ni ne l'étonné. Re vêtu encore de la tunique de collégien, il fume, va au café et y joue la consom mation. A la maison, il ergote, il dis cute, et sans hésiter donne son avis sans qu'on le lui demande jamais. Ah! cette génération est comme le sureau, d'une essence rapide ! » Signe dislinclif: considération sans borne pour tout ce qui est pratique, avec mépris absolu pour -toutes les fantaisies de l'esprit et les illusions du cœur. Son cerveau est un fouillis dont rien ne se dégage, et j'en arrive à craindre que son cœur ne soit aussi vide qpe sa cervelle est encombrée. Puis, avec des larmes dans les yeux, le père reprit : * Je l'avais pourtant élevé avec tant de sollicitude et de tendresse, j'avais surveillé son enfance avec tant d'amour, j'éprouvais un si religieux respect pour celte âme inquiète, indécise encore et enfermée dans un vase si fragile !... Que de fois devant lui, et causant de choses et d'autres, mes amis et moi avons mis une sourdine à nos souve nirs. même les plus innocents, tant nous craignions que le plus simple petit mot pfit ternir la candeur de cette âme de Yierge ! » Dernièrement, en allant le voir au collège, je lui ai demandé entre un éclair et un baba: « Quelle profession veux-tu prendre? • Il m'a répondu: « Je veux un élat où on gagne beaucoup d'argent tout de suite. » s Aujourd'hui, il ambitionne déjà les louis de poche, pour du courant !... » Cependant, reprit mon ami, qps pauvres garçons sont très à plaindre, car ils font des études idiotes et les | exemples que leur offre le monde sont la plupart du temps déplorables ! » Tu auras beau leur crier que gagner sa vie honorablement est chose ardue et lente, ils n'en sauront rien croire ! Ils «ont de leur époque et respirent l'air de leur temps. » Tout ce que pendant notre première jeunesse on uous avait appris à respec ter, à honorer et à aimer semble, à cette heure, lettre morte et parole vide de sens. Pour les élèves de M. Ferry, Dieu est déjà une bien vieille histoire, et la conscience une bonne personne avec qui, à la rigueur, on pourra s'entendre. Que veux-tu faire avec des gens pour qui Dieu ne dit plus rien, et Patrie pas grand'chose I Ma parole d'honneur, deJiuis que la République est montée sur e trône, on dirait que tout cela n'a plus d® raison d'être ! » Adieu, me dit-il, et nous nous sé parâmes....