Extrait du journal

propre mesure. Il est naïf, puisqu'il se croit infaillible : plutôt que d'ouvrir son intelligence, l'instruction mal assimilée fait dévier son jugement. La tradition n'est pas une armure ri gide que l'on revêt pour assister à un bal masqué poncif. Elle est la souple draperie pour rendre harmonieuses les lignes que rompt l'impatience ou la bru talité. Elle n'est pas un mentor qui gronde : elle célèbre par sa berceuse l'at tachement à ce qui se perpétue avec nos affections, afin que nous ne disparais sions pas tout entiers. Un paysage est l'œuvre des siècles. Sous le despotisme étranger, il ressemblerait à la maison paternelle d'où nous chasserait le nou veau maître, qui massacrerait nos sou venirs d'enfance. Un bibelot ancien brisé n'est pas'qu'un joli objet en miettes : il est la blessure du regard qui, jadis, l'a caressé. Une pierre précieuse dérobée par un vandale est une larme surprise et volée à la pudeur. Tout ce qui appar tient au passé et que la violence détruit est une tombe violée. Il nous faut, pour goûter la douceur des choses, respirer l'atmosphère dans laquelle elles se sont épanouies. Notre émoi les fait éçlore aux souffles des jours révolus. Loin de ré duire la personnalité, une telle piété la porte à son achèvement. Quoi que nous en ayons, nous sommes tributaires do notre sol et de notre race. En essayant d'en dégager le génie, nous n'emprison nons pas notre pensée dans le domaine spirituel de nos ancêtres : nous élargis sons l'horizon du nôtre. Les racines qui se cramponnent à la souche ancestrale nourrissent l'arbre dont les branches, largement étendues, dépassent les bornes do notre champ : elles offrent leur ombre au dévoyé qui, après avoir erré à la poursuite de sa sou veraineté, leur demande un refuge pour abriter son isolement. Qu'il écoute les bruissements des feuilllages, ils chantent l'éternel renouveau par la sève puis saute de la vieille terre. Albert-Emile Sorel...