Extrait du journal

Gela tendrait-il à devenir banal ?... Voici qu'à peine débarqué à New-York, après un voyage mouvementé, le docteur Eckener an nonce son intention de tenter, l'an prochain, vers le pôle Nord, une expédition aérienne. ,Et ypici , déjà Taviateur Byrd au pôle Sud. La mode est décidément aux glacésj cdnime" aux raids transatlantiques. Conquérir l'espace, triompher du froid et des solitudes, tel devient le grand rêve des esprits aventureux. Les tra gédies de la banquise ne sont pas pour les contenir. Ils- vont, attirés comme l'aiguille par un magnétisme subtil/et, lentement, la foule les suit, empiète sur leur domaine, s'y installe, en profite et vulgarise à son usage le terrain de leur sacrifice. C'est là le progrès... Un jour, l'itinéraire trop parcouru ne sera plus guère qu'amusant à suivre. Savamment aménagés, les Pôles deviendront pour les spor tifs un lieu de réunion mondaine. L'invention des hommes est fertile en ressources, et la nature humaine se plie si bien aux moindres exigences de ses divertissements ! Patiner au sommet du monde, dévaler en bobsley les pentes du « grand mur blanc », seront attrac tions à succès. Dès l'ouverture de la chasse à Tours, les disciples fidèles de Diane dépasse ront, pour le week-end, les limites du cercle polaire, tandis qu'au temps des chaleurs les neiges offriront un asile aux hôtes brunis de nos latitudes désuètes. Malgré tout, au début ne faut-il pas « lancer » les meilleurs séjours ? l'excur sion conservera de nos temps héroïques son caractère original. Les carnets de route feront fureur. On y consignera les impressions pa thétiques et les visions grandioses : « Quitté Paris par beau temps. Déjeuner convenable (caviar très frais). Brumes sur les côtes de Hollande. Fort vent d'ouest ; mon petit pékinois est malade, je le soigne à l'eau de mélisse. - Au crépuscule, nous survolons un fjord, mais il faudrait se pencher au-dessus du bastingage pour se rendre compte : j'aime mieux croire le commandant sur parole. C'est un homme charmant, qui doit bien danser ; j'ai vu cela dans son regard. Ce soir, je véri fierai. Mon mari est arrivé en retard pour le dîner : au lieu de passer son smoking, il écoutait ronfler un moteur. Il prétend que cela l'intéresse ; on voit bien qu'il est ingénieur, jamais à la page. A minuit, nous avons passé, paraît-il, le 67e degré de latitude nord. Un officier m'a dit que, si Ton restait sur le pont le visage découvert, le rouge gèlerait sur les lèvres : il prétend que c'est un critérium. Je trouve ces expériences scientifiques d'un goût déplacé... Décidément, mon pauvre toutou ne va pas. Il est capable de s'être enrhumé : on ne devrait jamais emmener les enfants... Ce voyage est délicieux. » Mais le temps ne tardera guère où tenir un journal de bord deviendra hors de propos : « Le Pôle ? La grande banlieue, mon cher. » Vous connaîtrez alors ces méchants petits bleus qui surgissent à une heure, comme vous vous mettez à table : « Désolée. Impossible de prendre le thé avec vous : je vais au Pôle pour quelques jours, le grand air me remettra de ma grippe. Dès mon retour, je vous ferai signe. Je regrette bien, vous savez... » Et puis, qua rante-huit heures plus tard, si vous êtes bien en cour, une grande écriture sur une petite carte postale... Peut-être, la rudesse" même du climat sera-t -elle un charme de plus : adaptation au milieu. N'était-ce pas Alphonse Allais qui contait na guère avec tant de bon sens certaine histoire de hareng ? Nous fabriquons eti plein Paris de la glace artificielle ; pourquoi ne pas ima giner au Pôle un système générateur de rayons solaires ? Avec un peu d'imagination... Non, rien, soyez-en sûr, n'empêchera l'engouement de l'emporter sur les préjugés. Jean-Albert Sorel...