Extrait du journal

On appelle un médecin au chevet d’un malade : — Il ne passera pas la nuit, dit l’homme de l’art. La famille se révolte ; elle déclare que ce médecin est un ignare, qui n’eniend rien à son a (faire ; qu’il en faut appeler un autre. Si le malade meurt dans l’inter valle, on n’hésite pas à dire que c’est le médecin qui l'a tué, en prédisant que sa mort était proche. Cette comédie (car ç’en est une), se renouvelle si souvent que je n’insiste pas. Vous l’avez tous vue une fois au moins ou deux se dérouler à vos regards, sous une forme ou sous une autre. La forme que je connais le mieux est naturellement celle qui se rattache à l’art dramatique. Une pièce est mauvaise; je dis ingénument dans mon feuilleton : «Diantre! voilà une comédie qui n’ira pas loin! Dans huit jours, elle ne fera pas un sou.» Et tout aussitôt, auteur, directeur et artistes se retournent contre moi, en criant d’une voix furieuse : «C’est de votre faute!» Il semble que j’aie tué la pièce en prédisant sa mort prochaine. — Mais sacrebleu! mes amis,si elle est morte, je n’y suis pour rien ; c’est qu’elle n’avait pas en elle de quoi vivre plus longtemps. Les trappistes, à chaque fois qu’ils se rencontrent, ne manquent pas de se dire, en forme de bonjour : Frère, il faut, mourir ! et ce sont des gaillards qui poussent jusqu’à 80 ans, droits comme des chênes et frais comme l’œil. J’aurais beau dire d’un homme en bonne santé, qu’il mourra le mois pro chain ; d’un drame excellent et vigoureu sement constitué qu’il ne passera pas la quinzaine ; tous deux, endêpitde mes pré dictions, s’obstineraient à vivre, et c’est le faux prophète que l’on aurait raison de railler. Que de fois j’ai entendu une femme, à qui tin imprudent disait sans penser à mal: «Tiens! est-ce que vous êtes souf frante! Vous avez le visage tiré et le teint plombé aujourd’hui ! » s’écrier avec dépit : « Quel animal ! On n’est pas plus sot ni plus mal élevé! Jamais je n’ai eu les joues si roses, le sourire si frais et les yeux si brillants!... » Dénoncez un abus; c’est toujours à vous que l’on s’en prend de l'abus que vous avez signalé ; c’esf vous que l’on en rend responsable. Il y a là une disposition d’es prit singulière, dont nous souffrons plus que personne, nous autres journalistes. Tenez ! il y a quelques semaines,je trou vai dans la Réforme universitaire le thème d’un article curieux à faire dans le Petit Marseillais en faveur des maîtres répétiteurs. La Réforme universitaire avait cons taté, d’après un document officiel, qu’il y avait un encombrement d’agrégés et de licenciés sur la place ; que l’on n’avait plus de places à leur donner; qtvils se raient désormais obligés d’attendre de longues années avant que le premier flot bit écoulé... J’avais, dans le Petit Marseillais .repris les chiifres donnés par la Réforme, et après avoir peint cette situation des plus vives couleurs, après en avoir analysé les causes et révélé les origines, j’avais ajouté, en forme de conseil •• « Il faut que les pères de famille se rendent bien compte de celte obstruction, qui ne saurait manquer d’aller s’aggra vant. C’est une folie,à cette heure,d’orien ter son fils vers l’enseignement, à moins que l’enfant ne donne les marques d’une vocation irrésistible. U faut diriger vers d’autres destinées tout enfant qui n’est pas dans les trois ou quatre premiers de sa classe. Les plus cruelles déceptions l’attendent, si l’on s’obstine à le pousser dans une voie horriblement encombrée, où il lui sera presque impossible de se faire une place à la force du poignet. Mieux vaut être un bon et honnête commerçant qu’un raté des lettres traînant lamisère...»...