Extrait du journal

Un doux poète latin a écrit Y Art d'aimer, un art qui est à la portée de tous les cœurs de vingt ans, pour peu qu’il soit enseigné par deux Jolis yeux noyés de songerie. Hugo a écrit l’Art d’être Grand-Père, un art où l’on s’exerce en vieillissant et qui est peutêtre la plus innocente façon d’aimer et d’ê tre aimé. L’Art de tomber n’a pas eu son poète, et quel dommage pour les grands politiciens de tous les pays! Pas un de ces personnages qui sache tom ber comme il convient. A peine sont-ils à terre qu’ils se mettent à crier comme des anguilles de Melun ; car vous n’ignorez pas que les susdites anguilles crient quand on les écorche. Eux aussi sont écorchés tous vivants : c’est du moins ce qu’ils proclament à la face de l’univers, non sans prendre le ciel à té moin de la pureté de leurs intentions. Le ciel a autre chose à faire que d’écou ter ces rabâcheurs et il les laisse dire. Vous figurez-vous le soleil de la nature oubliant de se lever,sous le prétexte que celui de M. de Bismarck, s’êst couché ? Un chancelier d’Allemagne qui dégringole, cela ne fait pas même pleuvoir. Saint Médard se fâche rait ; et il est autrement puissant que ne Va jamais été tel ou tel grand ministre, lui qui ne fut pourtant que le pauvre confident du modeste roi Chilpéric. Mais si M. de Bismarck n’empêche point encore les éclipses, — on l’a bien vu l’autre jour! — les déclarations qu’il prodigue n’en ont pas moins de retentissement sur l’infime planète sublunaire où nous nous agitons. D'abord elles nous le montrent sous les espèces et apparences d’un Monsieur qui n’est pas content; et c’est toujours ça de gagné. Que le Français qui voudrait voir M. de Bismarck content veuille bien lever la main ! Personne ne lève la main? Il n’y a pas de prenant ? Adjugé pour les Berlinois ! Ensuite, c’est comme un fait exprès : non seulement il est tombé, mais il est mal tombé. J’avais nourri des illusions — c’est si peu coûteux à nourrir ! — A mes yeux subite ment hypnotises par l’histoire, le colosse grandissait à mesure qu’on l’ébranlait. Je me le représentais acceptant l’écroulement, subissant la catastrophe, avec le mépris sé vère d'un grand homme disgracié qui ne chicane pas le destin, il avait joué la par tie, elle était perdue: voilà tout. A la façon des Burgraves, il s'enfermait dans son passé comme dans une forteresse taillée en plein roc, lentement, gravement, sans même dé tourner la tête vers ce oui avait été sa toute-puissance. Les services qu’il avait rendus ou cru rendre à. son pays lui su di saient. Pas un mot, pas un geste de protes tation. Le jeune présomptueux qui le chas sait ne valait pas un haussement d’épaules. N’avait-il pas sur ces épaules-là porté tout le poids de son pays? N'était-ce pas lui qui l’avait fait, ce pays, et ne le lui avait-il pas donné? Quand ce Guillaume n’était encore qu'un embryon d'empei*eur vagissant dans un berceau, n'ôtait-ceptus lui qui, pour faire un héritage à reniant, avait récolté tous les morceaux épars de la vieille Allema gne? Ah! il avait le droit de dédaigner, lui qui avait été le chancelier de fer! Et il s en allait d’un pas pesant et grave, espèce de statue du Commandeur qui ne reviendra plus; et il était plus imposant encore, vu de dos que regardé de face. Cela était beau comme une page d'épo pée ; mais c'était trop beau pour M. de Bismarck. Demandez donc au renard de se conduire comme un lion- !...