Extrait du journal

Lîi semaine a été mauvaise pour les conducteurs (ïautomobiles.Aprèsnous avoir beaucoup écrasés, voilà qu’ils se mettent à se fendre le crâne. On les plaint moins que leurs victimes; on les plaint tout de même : c’est une chose si stupide, un jeu inutile qui, au revers d’une route, sur un tas de cailloux, avec un bon vivant, fait un homme mort. Du moins si ces morts-là pouvaient nous économiser d’autres vies ! Si les automobilistes pouvaient trouver dans l’excès de leur imprudence une règle que n’ont point osé leur imposer les préfets de police et ceux qui ont la charge de protéger nos vies contre l’égoïsme des « chauffeurs» ! J’ai déjà failli me rendre célèbre par une lettre adressée à l’un de ces pré fets de police, dans laquelle je lui annonçais mon intention bien ferme de tirer sur les automçbiles qui se comporteraient avec mqi comme des bêtes féroces. On en a conclu, dans un certain parti, que j’étais un ennemi ignare de l’industrie nouvelle, et Dieu sait que les quolibets et les caricatu res, — un petit nombre était vraiment spirituel, — 11e m’ont pas été épar gnés. C’est un argument commode de supposer la stupidité chez ses adver saires. Je prétends, moi, qu’il y a une notoire différence entre la haine pour l’automobilisme et la rancune contre toute une catégorie de personnages qui monlentdans les voitures à pétrole. Pour l’automobilisme même, il n’y a pas un homme sensé qui ne s’y inté resse. 11 économisera de la douleur animale et du temps. Il ressuscitera la belle France des routes à laquelle la bicyclette a déjà rendu un frisson de vie. Enfin, cette industrie nouvelle est prospère. Les Français y tiennent la tète ; elle nourrit un grand nombre d’ouvriers : autant de raisons pour que Ton s’intéresse à ses progrès avec la plus affectueuse sympathie. Par exemple, je fais toutes mes réserves sur la majeure partie des tou ristes qui montent le break, la voilu rette ou le tricycle à pétrole. Ce n’est pas du tout la même chose, en effet, d’être un homme riche ou un homme de sport. L’argent qu’on a dans les mains a bien souvent été gagné par d’autres. Tel « fils à papa », tel désœu vré qui dépense sans compter, n’a même pas pris la peine de faire 1111e enquête très scrupuleuse sur la façon dont cet or a été acquis. La férocité d’égoïsme, l’improbité sans scrupules, ont leur part dans ces fortunes rapides qui permettent aux fils d’un brasseur d’argent de se passer toutes ses fantaisies. Nous les connaissons, je vous l’affir me, tous ces jeunes gens que je vise. Tant que la voiture à pétrole ne leur avait pas fourni le moyen de passer sans effort sur le ventre des honnêtes gens, on ne les avait vus se livrer à aucun sport. Ils ne faisaient pas d’es crime : ça fatigue les jarrets. Ils ne montaient pas à cheval : on y risque de se casser les os. Ils n’enfourchaient même pas les bicyclettes, qui restent en place si l’on est trop fainéant pour appuyer sur les pédales. Ces jeunes gens-là ne sortaient pas des restaurants de nuit et des brasse ries; ils vivaient de l’existence futile de cercle ; toute leur activité se bornait à se faire traîner aux courses, comme des dames, confortablement allongés dans leurs victorias. Mais voici que l’on invente une voi ture qui roule toute seule. Elle est si large que l’on peut la charger de bou teilles de champagne et de victuailles. Elle va si vite, elle a tant de poids que son conducteur a le plaisir de voir tout le monde s’écarter avec effroi et lui céder la place, contre toute justice, clans l’épouvante de la mort....