PRÉCÉDENT

Le Petit Marseillais, 24 septembre 1910

SUIVANT

URL invalide

Le Petit Marseillais
24 septembre 1910


Extrait du journal

Quand on est journaliste, il faut savon s’accoutumer à recevoir toutes sortes da gens. Pour ma part, chaque fois qu’on frappe à ma porte, je (lis : « Entrez '! >r Voilà pourquoi, ayant perçu derrière mon huis ce bruit devenu habituel, je proférai la parole d’usage. Puis, je levai la tête pour regarder mon visiteur. C’était un veau., Mais je ne m’étonnais pas : comme je viens de vous le dire, je reçois toutes sortes de gens. Ce veau ne pleurait pas, contrairement à la réputation qu’on a faite à sa race. Il riait, au contraire, de tout son cœur et tout son muffle humide et rose. C’était un spectacle consolant par ce temps de pessi misme. — Vous avez l’air bien gai ! lui dis-je. — Parbleu ! me répondit-il : j’augmente î — Permettez-moi, lui dis-je, de vous avouer qu’il est impossible de le constater à l’œil nu : vous n’êtes encore qu’un jeune veau. — Je ne vous parle pas de.pion avenir, répliqua-t-il,bien que je pqissô maintenant, à cet égard, nourrir d’heureuses certitudes., C’est de mon prix quil s’agit. Je vaux main tenant cinquante-huit sous la livre, comme le beurre. Sa vanité me parut tout à fait puérile. Et comme j’estime qu’il ne faut jamais dissi muler la vér’té aux enfants, je le lui dis. — Vous ne me comprenez pas, fit-il. Ce qui fait le bon de l’affaire, c’est que le bou cher a refusé de m’acheter. On ne mangera plus do veau, mon vieux, on ne mangera plus de veau ! Je suis trop cher ! Et il se mit à gambader en jetant les pat tes par-dessus mes cliaises.il était si joyeux qu’il se mit à me tutoyer : — Penses-tu que c’était drôle, dit-il, de n’avoir pour perspective que de servir de nourriture, dès la fleur de l’âge, à un tas d’idiots ? Notre situation était atroce. Non seulement, pas pluÿ que les bœufs, nous ne devons jamais connaître les joies du mé nage, mais on nous menait à l’abattoir bien avant ceux-ci, on nous arrachait aux délices du pis maternel,au moment où nous commençions à savourer vraiment les plai sirs de la campagne, les longs sommeils à l’ombre des ormeaux, les bonnes courses saines dans les prairies vertes, la caresse un peu rude mais savoureuse du bec des étourneaux qui viennent nous épouiller l’échine. Nous avions quelques mois à peine, et déjà il nous fallait mourir ! Mais, c’est fini de cette iniquité ! — Toutes mes félicitations ! fis-je. Je disais ça, mais, au fond, j’éprouvais un petit regret, parce que j’aime assez le veau. — Et, ajouta-t-il, ce n’est pas seulement le plaisir de vivre ; il y a aussi la joie d’embêter les autres. As-tu pensé à la tête que vont faire les gens riches ? Ils sont tous arthritiques, tous goutteux, les gens ri ches ! On leur recommande les viandes blanches : le veau, en particulier. Iis n’en auront" plus, c’est pleuré. Alors, iis vont prendre des articulations grosses comme ça, ils pinceront des insommies, de sales digestions, et ils mourront, mon vieux, ils mourront à ma place ; leur goutte leur re montera au cœur ! Ça n’est pas dommage que ce soit leur tour, hein ? •> Je murmurai quelques vagues paroles, qu’il consentit à prendre pour une appro bation. - *'x — Il y a aussi la politique, cria-t-in Tu ne te figures pas ce que cet événement, si heureux pour les veaux, peut influer sur la politique ! La République peut en tomber., — Comment cela ? demandai-je. — Qu’est-ce qu’on mange, mon vieux, dans les banquets démocratiques ? Du veau et de la salade. C’est connu. Il ne restera plus que la salade. Ce n’est pas assez : donc, plus de banquets, et toute la vie pu blique modifiée En vivant, je vais peutêtre devenir la cause d’une révolution., Il s'interrompit. — Ça t’embête ? interrogea-t-il. Est-ce parce que tu es un vieux républicain ? Tu n’en as pas l’air. C’est plutôt par gour mandise. Eli bien ! tu mangeras des carot tes, mon petit ! Elles vont tomber à si bas prix, maintenant qu’on n’en mettra plus autour de ma viande. L’offre sera supé rieure à la demande, c’est de la bonne éco nomie politique. Il y aura aussi le maca roni : il sera pour rien, le macaroni, main tenant que plus jamais, jamais, je ne serai marengo ! iréclata de rire : — Et le persil, puisqu’on n’en couronnera plus ma tête ! Tu pourras te repaître de persil, je te le laisse. Moi, c’est un légume qui ne m’a jamais plu. Il ne convient pas à ma santé. Pas plus que l’oseille et les. épinards, du reste. Toutes les fois que je rencontrais sûr ma route un plant de ces. végétaux, je devenais mélancolique. — Je comprend vos sentiments, lui dis-je* • %...

À propos

Fondé en 1868 par Toussaint Samat, Lazare Peirron et Gustave Bourrageas, Le Petit Marseillais était le plus grand quotidien de Marseille, affichant un tirage de plus de 150 000 exemplaires en 1914. D'abord républicain radical, le journal s'avéra de plus en plus modéré au fil des ans. Dans un premier temps très local, il fut l’un des premiers journaux à publier dans la presse des récits de procès judiciaires sensationnels dès 1869, avant de s’ouvrir aux actualités internationales.

En savoir plus
Données de classification
  • fallières
  • cheysson
  • guichet
  • camille flammarion
  • ernest cassel
  • marcel sembat
  • tissot
  • goron
  • legouvé
  • ponson du terrail
  • france
  • copenhague
  • paris
  • rome
  • turquie
  • angleterre
  • allemagne
  • londres
  • remiremont
  • marseille
  • la république
  • agence havas
  • flammarion
  • conseil de guerre
  • causse
  • daily mail
  • sénat
  • parlement
  • faits divers