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Le Siècle, 18 avril 1889

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Le Siècle
18 avril 1889


Extrait du journal

LA MORT D'UN ARBRE Tel est, vous le savez, le titre d'une des plus belles poésies de Victor Laprade, poète incolore, mais doué d'un profond sentiment de la nature, aimant passionnément les forêts et retrouvant dans le murmure des rameaux verts comme un soupir de l'âme des ancêtres. Quand il voit un arbre, orgueil de la forêt, tomber sous la hache du bû cheron, le poète s'attendrit. Cet arbre souffre : il n'abritera plus de nids d'oiseaux dans ses branches, il ne rafraîchira plus de son ombre le touriste fatigué, le berger fuyant devant l'orage ; il ne recevra plus les premiers rayons de l'aurore sur ses vertes frondaisons,ni le dernier sourire du soleil couchant. Combien lui avait-il fallu d'années pour devenir le roi de la forêt? Cent ans peut-être, peut-être davantage, et le voilà, ce géant, qui va disparaître, meurtri, déchiqueté, coupé en millw morceaux. Les bras du bûcheron auront abattu dans l'espace d'une journée l'œuvre que la nature avait mis un siècle à former. Elle est triste,la mort d'un arbre. « Nous allons voir au Champ de Mars un de ces géants arraché, dans toute sa gloire, à nos belles forêts du Jura. C'est un sapin de quarante-cinq mètres de hauteur que six hommes, les bras éten dus, ne peuvent enlacer. La Compagnie du che min de fer de Lyon ayant refusé de transporter ce colosse, il fera prochainement son entrée à Paris sur un chariot attelé de douze bœufs, une entrée qui rappellera, comme vous voyez, celle de nos vieux rois mérovingiens. C'est bien l'é quipage qui convient à ce vieux sapin de la terre des Gaules. Son passage à travers Paris ne man quera pas de faire sensation, et peut-être se rencontrera-t-il un poète pour déplorer qu'on ait ar raché ce géant végétal à sa terre natale. Il aura raison, le poète, d'évoquer la succession des au rores qui ont doré les branches du sapin, les chansons qu'il a entendues, les orages qu'il a bravés, les couples heureux qu'il a abrités, et de flétrir comme une profanation et un crime le grand trou béant creusé maintenant à l'endroit même ou l'arbre s'élevait majestueusement vers le ciel. Mais le poète rencontrera des hommes prati ques pour défendre les bûcherons dont la hache a abattu le sapin. Us lui diront, ces hommes positifs, tout ce qu'on pourra faire avec cet arbre : des na vires qui vogueront vers les pays lointains .portant à l'autre extrémité du monde des voyageurs, des marchandises, des lettres, des journaux, e'c re liant, entre les membres de la famiij[& numaine, des poteaux télégraphiques supportant des fils de fer qui mettent en communication directe, pres que instantanée, les enfants du même pays, les membres de la même famille, les amis séparés par de grandes distances ; des traverses de chemin de fer assujettissant à leur place les rails sur les quels les locomotives vont courir nuit et jour, fai sant des distances ua mot vide de sens et traî nant à leur suite, avec une rapidité vertigineuse, les produits de l'industrie et du sol, portant à Pa ris, au cœur de l'hiver, les fleurs du littoral médi terranéen, les fruits des pays chauds,et apportant de Paris ses objets d'art,, ses modes, ses livres, ses inventions et ses calembredaine». \ * * Parmi ces hommes pratiques il se trouvera cer tainement un fabricant de meubles qui dira au poète mélancolique : « Très jolis, les arbres les forêts, dans les champs, au 'oord des rivières. Il en faut pour les peintres, pour les poètes et pour les amoureux, mais il en restera toujours assez. Pour un de coupé, il y en a deux qui pous sent. Mais, monsieur le poète, si on n'abattait pas d'arbres,sur quoi écririez-vous vos-poésies ? H vous faut une table pour appuyer votre feuille de papier, une chaise pour vous asseoir, un lit pour vous reposer; il vous faut du feu, l'hiver, pour vous chauffer, car j ai entendu dire que l'inspi ration est récalcitrante quand le poète grelotte. L§ lit où vous êtes né, du bois ; le berceau où vous avez dormi votre premier sommeil, du bois ; le cercueil où vous dormirez votre dernier somœeil, du bois ! Ne connaissez-vous pas la chan son de Pierre Dupont sur les sapins ? L'humanité par vos soins est servie, Bois familier, dans sa joie et son deuil; Dans un berceau vou3 accueillez sa vie Et voua olouez ses morts dans un cercueil. Hélas! mon pauvre poète, que deviendraient les comédiens sans les planches et les contribu tions sans les portes et les fenêtres ? Voulez-vous ruiner l'Etat, empêcher vos semblables de dormir, de voyager sur terre et sur mer et de se donner...

À propos

Fondé en 1836 par Armand Dutacq, Le Siécle bouleversa la presse française grâce à une stratégie éditoriale révolutionnaire pour l'époque. Comme La Presse de Girardin, fondée la même année, ce quotidien fixa son prix d'abonnement à 40 francs – c'est-à-dire la moitié de celui des autres journaux – et entrepris de compenser cette somme modique par d'autres revenus, tirés de la publicité. Traditionellement anticlérical, il deviendra l'organe de la gauche républicaine pendant une grande majorité de la Troisième République.

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