Extrait du journal

A Victor Poupin. Ament meminisse periti. Mon cher ami, Vous me demandez de parler, moi aussi, de la fête républicaine qui se prépare à Poligny. Je cède bien volontiers à votre désir. L’hommage qui va être rendu à notre vénéré doyen s’inspire de l’amour des Jurassiens pour la liberté, et parler de Gagneur est presque un acte de foi. Je suis, il est vrai, venu le dernier au près de Gagneur ; je n’ai pu juger, esti mer et aimer que le vieillard, mats les républicains de cet âge, quand ils gardent jusqu’au bout la jeunesse du cœur, savent vivre avec ceux qui s’appliquent à les suivre. Il avait comme ceux de sa génération, comme mon père, toujours présent dans les clartés de ses souvenirs les tableaux émouvants des drames historiques qui ont ébranlé notre patrie depuis cent ans ; mais comme la marche en avant de notre démocratie a été souvent entrecoupée par des reculs qui laissent ignorer aux jeunes l’expérience de leurs anciens, il savait, avec une bonté parfaite, accueillir les idées de liberté que nous apportions comme des découvertes et pour lesquelles il avait déjà combattu toute sa vie. C’est ainsi que j’ai connu Gagneur. Il nous encourageait et nous instruisait avec un sourire. D’autres sauront retracer, comme il convient, sa vie et ses actes politiques, mais je crois qu'il serait possible d’en dégager la pensée dominante en rappe lant à la fois la création des fruitières et le projet de participation du fermier à la plus-value de la terre. Coopération sous sa forme la plus fraternelle, — association du travail et du capital par son côté le plus facilement réalisable — tel fut le rêve du philosophe, du républicain, du socialiste passionné pour la justice. Non pas cette justice immanente et problématique avec laquelle les heureux essaient de consoler religieusement ceux qui souffrent, mais la justice immédiate, tangible et dont il semble que nous ne sommes séparés que par les vices de nos institutions. Dans la vie privée, cette haute philo sophie se traduisait par une affabilité que rien ne troublait jamais. — Qui saura le labeur énorme qui en résultait pour lui? Chaque jour , depuis un demi-siècle, quel monceau de demandes n a-t-il pas reçu ? Que le Jurassien qui aurait vainement réclamé le concours de Gagneur lève la main. , . , , C’étaient surtout les plaintes des hum bles, des timides, de ceux qui à tort ou à raison croient que le député doit être auprès des pouvoirs publics un intermé diaire bienveillant et accessible... c’était à ceux-là que Gagneur répondait de pré férence et pour eux que sans relâche il prodiguait les trésors de son expérience. Il savait mieux que personne et il disait comme nous qu’un jour viendra où la Constitution de la République assurera un fonctionnement plus simple, séparant mieux les pouvoirs et laissant le député à ses devoirs législatifs... Mais en atten dant ce progrès si nécessaire guide par sa bonté et peut-être un peu entraîne par son esprit de propagande républicaine, il répondait toujours avec une persévérance et une bonne grâce qui nous ont laisse, il faut bien le reconnaître, une. tradition et une comparaison bien difficiles à soutenir. Les Jurassiens le savaient bien. — Aussi en 1885, dans cette terrible lutte dont je n’ai rien à regretter mais que pour tout au monde je ne voudrais recommencer le nom seul de Gagneur fit le succès. Vous souvient-il, mon cher ami, de cette maison où nous entrâmes en faisant notre chemin de croix électoral ? — La famille et les voisins étaient rassembles, et au foyer un vieillard était assis. Sa...