Extrait du journal

Nous connaissons tous une vieille hor reur, joie et orgueil des premières repré sentations, qui excite singulièrement les petits jeunes et ne déplaît point encore à quelques fatigués de notre monde. Cette drôlesse-là a été haïe par un homme qui tout naturellement l'avait adorée et avait étrangement souffert d'elle. Il n'est plus aujourd'hui le pauvre bougre. Je dois reconnaître qu'il avait la douleur salissante et inondait de larmes les gilets blancs de ses amis. Or, un soir, il lui fit tenir une lettre navrante. Elle la lnt fiévreuse et éclata en sanglots. Un quart d'heure après elle dînait au café Anglais avec un de nos anciens qui a naguère conté ces détails. Au dessert, le garçon définitivement con gédié, elle se dépoitrailla jusqu'à la ceinture.et joua à la nourrice avec tous les bébés de trente ans qui se trouvaient du festin. Je les vois encore — oh,Mes bébés s'entend t Que ces femelles-là soient capables de tout, même d'un bon mouvement, à leurs moments perdus, entre deux passes, c'est ma foi bien possible ! Elles n'ont pas, en fin de compte, teté le lait d'une louve et n'échappent pas à l'humain. M'est avis qu'il n'en faut pas moins avoir la glande lacrymale extraordinairement développée pour gémir sur leur sort I Voulant plaider les circonstances atténuantes, on nous conte que la plupart ont vu s'écouler leur enfance dans un de ces . modestes rez-dechaussée où un homme,.au front attristé, interrompt de temps en temps' une partie de piquet en deiix cent vingt et un liés, pour tirer, avec un juron énergique, le cordon aux retardataires, et qu'elles ont mangé, en leur jeunesse, plus de fromage d'Italie et de saucisses plates que n'en peut contenir la boutique d'un charcutier. Je connais l'antienne l Je la connais si bien que je peux vous dire la fin de l'in variable histoire : Le propriétaire, un quinquagénaire grave, leur a fait, le premier, oublier leurs devoirs. Maudites par leur vieux père, au front décidément de plus en plus attristé, mais dont elles ont su. apaiser la fureur légitime au moyen de quelques pièces de quarante sous et de quelques bouteilles de cognac supérieur, elles se sont adonnées au plaisir..., etc. On les a séduites!... Allons donc t C'est l'éternelle rengaine de toutes les ancien nes gardeuses d'oie, de toutes les vachères instinctivement vicieuses dont le cœur comme l'esprit naît crotté. Elles se sont tout bonnement aperçues un beau matin, en se regardant dans un miroir, que le travail était fatigant, rebutant, odieux, et se sont jetées au cou. du premiers gars, au râble puissant, qu'elles ont rencontré sur leur routé, où se sont laissées enta mer par quelque vieux gourmet en quête de primeurs. Puis, peu à peu elles ont escaladé rapidement l'échelle. Je veux bien qu'il ne soit pas excessivement folâ tre de battre le rappel sur le trottoir par vingt degrés au-dessous de zéro et qu'il y ait des quarts d'heure désagréables dans l'existence de ces mendiantes d'amour. Ellesontl'ombrequandd'autresontlaproie, la lumée quand d'autres ont la flamme, mais, au demeurant, pour deux ou trois qu'on assassine, bon an mal an, pour cinq ou six qui s'asphyxient, se noient ou meurent sur un grabat, toutes, en dépit de Gavarni qui me paraît avoir quelque peu forcé les traits de leur décadence, ne balayent pas les rues. J'en sais qui après, avoir éprouvé de rudes secousses, pour assurer leur maturité, sont rentrées paisiblement dans le monde, comme quel qu'un qui voyant passer un convoi, sort discrètement de la foule et se mêle au cortège. Lorsqu'on n'a pas été une hon nête fille, il faut faire une honnête femme disait assez spirituellement, la veille de son mariage, une comédienne qui a fait aussi preuve d'esprit de conduite. Aussi bien, je n'entends aucunement jouer'les Desgenaîs. La morale n'a que faire de nos amplifications de rhétorique et reprend toujours ses droits par d'au tres voies plus sûres — et parfois plus cruelles ! La vie, comme l'art, doit avoir ses repoussoirs, sous peine de paraître plate, fade et vide. Puis, à vous dire toute ma pensée, je crois que toutes les goules ont une mission providentielle et une uti lité sociale. Mais de là à m'attendriret à m'arracher les quelques cheveux blonds qui me res tent, sous prétexte que le métier est plein d'exigences, de soucie, de déboires, d'an goisses même et que parfois l'aventure fi nit tragiquement, non, mille fois non, et je demande à réserver ma pitié pour de plus nobles infortunes. D'égout et des coulenrs il ne faut pas discuter. Ah ! que nos pères avaient raison 1 Pour piloriser les créatures qui font marché de leur cœur et de leur corps ils usaient d'une épithète méprisante. Enfance du langage, direz-vous? Non pas. Mais bien raison^ bon sens et sage politique. Les vi lains mots appliqués aux vilaines choses servent à leur donner un relief repoussant et à en grossir l'infamie. Et notre vieux idiome gaulois fut bien mal inspiré le jour où, rougissant de sa rude et salutaire franchise, il imagina de substituer une pé riphrase au mot énergique de p ! On ne se contenta pas de voiler le vice, on voulut le vêtir pour ne choquer ni une langue, qui allait en se polissant, ni une société qui allait en se pourrissant chaque jour davantage. Notre pruderie alarmée tronqua l'enseigne et de l'uniforme fit une parure. Il y a seulement vingt ans on disait en core « filles de joie », puis on a lancé le mot de « cocottes » ; enfin, aujourd'hui, on dit « ces demoiselles ». C'est presque respectueux. Il ne reste plus qu'à les épouser. Seulement, hâtez-vous, car je vous l'ai dit, la morale ne perd j amais ses droits et, demain, ces demoiselles ne vou dront plus'de vous pour maris I ALBERT DUBRUJEAUD....