Extrait du journal
: Un après-midi d’août 1914 Le train roulait toujours, emportant vers, un lendemain mystérieux des hommes, hier encore les meilleurs gar çons du monde et des plus joyeux. H approchait d’Epinal,, qui était le but de sa course. «La guerre était déclarée depuis cinq jours., -* Ni la fatigue accumulée ni la cha leur étouffante de cet après-midi d’août 1914 ne pouvaient abattre la curiosité de ces hommes, avides de connaître quelque chose du lendemain dont on ne savait rien. Dorgelès l’écrit dans la préface du troisième volume de l’« Anthologie des Ecrivains morts à la guerre » : « Ce mot horrible « la guerre », nous le prononcions avec curiosité et sans fré mir. Hélas, nous ne savions pas ! ». Détestaient-ils leurs ennemis, étaientils mornes et tristes, ces garçons hier encore si confiants et si joyeux ? Mais non, ils étaient « possédés » du désir Se savoir. Des portières des wagons ils essayaient de saisir un bruit, un, signe où se révélerait la guerre. Puisque guerre il y avait, on devait bien s’en apercevoir. 1 - ' Tout ce qu’ils aperçurent sur les routes fut un convoi d’autobus « pari siens » aménagés pour le transport de la- viande fraîche ; aux passages à niveau des G.V.C., territoriaux ; sur quelques toits le drapeau de la GroixEôuge ; dans les gâres des troupiers ; tout cela n’était pas bien terrible en vérité ! Et comment auraient-ils su ? Il .y avait si longtemps qu’on ne S’était battu. Les combattants de 70 étaient morts ou devenus vieux. Eux, sans -doute, auraient pu dire ce qui allait arriver, et peut-être, s’ils avaient parlé, le monde aurait-il fait plus d’ef forts pour éviter la catastrophe. Mais il y avait des années qu’on ne les écoutait plus et qu’ils ne racon taient plus l’épouvante qu’ils avaient Vue et qui accompagne la guerre. L’cubli, était venu, et personne ne éavait plus.. ' . : Aussi, quelques jours.' après, on voyait des régiments monter aux cols des Vosges; l’arme à la bretelle, comme s’ils étaient encore à faire du service en campagne près de leurs garnisons. - Un autre partira à l’assaut de Cirey, le , 13 août, à 1.500 mètres, drapeau déployé et tambours battants. • Quel réveil en face des Bavarois de von Xylander, qui menaient sans pitié la « guerre d’épouvante » ! 114 'Aujourd’hui, après tout cela et cinq ans de lutte atroce, l’oubli vient, et cela semble inévitable, hélas ! Les anniversaires d’août passent sans éveiller de souvenirs, ailleurs que dans les cœurs meurtris pour toujours. Sur le front, les morts d’août 1914 sont muets ; le bruit de la vie revenue emplit les immenses champs où long temps le canon seul gronda. Les ruines torturées pendant cinq ans disparaissent peu à peu, et cela est bien ainsi ; mais quand elles ne seront plus là, nous n’aurons plus de témoins pour affirmer que nous disons la vérité en contant l’horreur de cette, époque. D’ailleurs, les vivants ont bien autre chose à fairé qu’à raconter leurs, cam pagnes. Même les récits du Maroc font du tort aux autres, plus vieux de sept ans. Les jeunes gens, qui nous suivent, seront comme nous : ils ne sauront pas. . Ce sera un grand malheur ! Les générations qui ne savent pas ce qu’est la vision -du champ de bataille et le< cortège d'horreurs de la guerre, sont pour elle une proie plus facile. On ne se garde pas d’un danger, si on ne le redoute pas- Puis un jour il est , là devant vous et on est sans défense devant lui. : L’an dernier, à Genève, on répétait qu’on avait tué la guerre, la bête malfaisante. La voilà de nouveau au Maroc, et sous une forme en appa rence plus bénigne, n’exigeant le sacri fice que de quelques-uns, ce; qui'en accroît l’injustice. J Tout sera bon qui retardera la venue de l’oubli des jours vécus et des hor reurs subies. Il n’est pas de pire aven ture à courir pour une génération que de grandir dans l’ignorance de ces choses et des précautions qu’elles com mandent de prendre, et, un jour, de se trouver désarmée face à face avec la guerre. ' JEAN FABRY....
À propos
Fondé en 1880 par Eugène Mayer, L’Intransigeant était un quotidien de tendance socialiste. Ce qui ne l’empêcha pas, lors de l’affaire Dreyfus, de se laisser aller à un antisémitisme farouche.
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