Généalogie

Un procès dans la famille ? Découvrez ses instances dans RetroNews !

le 11/09/2024 par Tony Neulat
le 10/09/2024 par Tony Neulat - modifié le 11/09/2024

La presse ancienne évoque naturellement les faits divers, les publications de mariage ou les avis de décès. Mais ces rubriques fétiches des généalogistes ne doivent pas masquer les autres richesses inestimables des archives de journaux. Parmi ces pépites, citons les audiences des procès.

Intéressons-nous ainsi à Mathilde Decelle, épouse Lignac. Née le dernier jour de l’année 1865, elle est receveuse à la station de Calviac-en-Périgord lorsqu’elle décède, à l’âge de 38 ans, le 8 juillet 1904 à 7h30 du matin comme l’atteste son acte de décès. Aucun détail de l’acte ne laisse présager une mort insolite, et encore moins une mort aussi médiatique que polémique (mais l’un ne se nourrit-il pas de l’autre ?). Certes, elle perd la vie relativement jeune mais n’est-ce pas fréquent à l’époque de décéder en couches ? Lorsque son petit-fils me révèle qu’elle est morte dans un accident, je me tourne naturellement vers la presse ancienne et RetroNews pour assouvir ma curiosité. Or, les résultats de l’enquête dépasseront largement mes espérances…

Un généalogiste peu coutumier de la presse ancienne (et de mes conseils mensuels) pourrait être tenté de saisir, tout simplement, les termes « Mathilde Decelle » au niveau du moteur de recherche global. Cela constituerait, hélas, une triple erreur :

  • Primo, tous les journaux présentant ces deux mots-clés au sein de la même page, qu’ils soient ou non à proximité l’un de l’autre, seront suggérés… soit plus de 4200 résultats. Il est indispensable de rechercher ces deux mots-clés au sein du même paragraphe, à l’aide du moteur de recherche réservé aux abonnés, afin de réduire drastiquement le nombre de résultats (à 68).
  • Secundo, les prénoms sont rarement précisés dans la presse ancienne. Ils ne constituent donc pas un critère de recherche pertinent.
  • Tertio, les femmes mariées sont généralement désignées par leur nom d’épouse. Elles perdent socialement leur nom de naissance à leur mariage.

C’est donc une certaine Mme Lignac, et non Mathilde Decelle, qu’il nous faut pister dans les journaux de l’époque.

Les 7600 résultats proposés par une simple saisie du nom « Lignac » nous invite à affiner notre recherche. Deux possibilités, présentant chacune leurs avantages et inconvénients, s’offrent à nous : ajouter des mots-clés ou bien restreindre la recherche dans le temps et dans l’espace. Sachant que Mathilde Lignac est décédée le 8 juillet 1904, débutons notre enquête en nous focalisant sur le mot-clé « Lignac » et le deuxième semestre 1904 (date de publication du 01/07/1904 au 31/12/1904). 79 extraits de journaux s’offrent à nous, pour la plupart pertinents et que nous nous empressons de classer par date croissante à l’aide du menu situé au-dessus des vignettes. La nouvelle de l’accident est ainsi annoncée dès le lendemain, dans La Dépêche du 9 juillet 1904 :

Les circonstances du décès de la garde-barrière semblent parfaitement connues : un chauffard arrivant à toute vitesse a projeté Mme Lignac à terre et l’a tuée. Dès le 11 juillet, Le Petit Parisien nous précise que  le coupable fugitif a été arrêté à Cadouin (24) le jour-même et écroué à la prison de Sarlat (24). Il s’agit de M. R…, un ingénieur des arts et manufactures de Paris. Cette information est ensuite relayée, quasiment mot pour mot, par des dizaines de journaux jusqu’au 16 juillet. Le Petit Journal du 11 juillet 1904, quant à lui, apporte un nouvel éclairage en révélant le bilan de l’autopsie : Mathilde Lignac n’est pas morte écrasée mais « de frayeur en voyant arriver soudain sur elle l’automobile lancée à toute vitesse ».

L’affaire est jugée dès le 30 juillet. Plusieurs journaux, dont Le Petit Journal du 2 août 1904, rendent compte du jugement du tribunal correctionnel de Sarlat :

Le voile pudique posé sur l’identité du conducteur est définitivement levé. M. R…, qui n’est autre que M. Roulier, est condamné à payer à M. Lignac une rente viagère annuelle de 315 francs. On y découvre à cette occasion que Mme Lignac laisse derrière elle deux enfants mineurs. Néanmoins, l’affaire est loin d’être close ! La sentence fait polémique et suscite de vives réactions dans la presse. Le procès prend alors une dimension sociétale. Par le prisme de cette affaire, les piétons s’opposent aux automobilistes, les pauvres aux riches, les paysans aux citadins. L’article de Jean d’Orsay, publié le 4 octobre 1904 dans Le Matin et intitulé « Les magistrats piétons » est précieux à cet égard et fourmille de formules qui font mouche :

« La justice, qui est lente, n’aime guère ce qui va vite : cyclistes et chauffeurs se heurtent chaque jour à la rancune de nos magistrats piétons, qui n’admettent pas la rapidité, si ce n’est dans l’avancement. » ;

« condamne M. Roullier comme ayant causé par son imprudence la mort de cette femme qu’il n’a ni renversée, ni heurtée, ni frôlée, et qui mourut de peur d’être tuée » ;

« la justice, selon la formule, doit être égale pour tous, ceux qui vont à pied, à cheval et en voiture automobile. »

En outre, il livre un extrait du jugement du tribunal correctionnel de Sarlat :

« Attendu que, le 8 du mois de juillet, à sept heures et demie du matin, Roullier, conduisant une automobile, allait franchir le passage à niveau voisin de la petite station de Calviac, lorsque la femme Lignac, garde-barrière, qui à ce moment poussait le vantail gauche du portail, s'abattit à côté de l'automobile, frappée d'une apoplexie pulmonaire ; que, transportée à son domicile, elle y mourait quelques instants après ;

» Attendu que le ministère public poursuit le prévenu comme auteur involontaire de la mort de la femme Lignac que, suivant lui, la vitesse exagérée imprimée à sa machine aurait terrifié la malheureuse garde-barrière et provoqué ainsi la congestion qui a occasionné sa mort… »

Le Temps du 12 octobre 1904, La Tribune de l’Aube du 13 octobre 1904 et  Le Petit Parisien du 14 octobre 1904 ne manquent pas de s’émouvoir également.

L’affaire suscite un regain d’intérêt des journalistes dès le 13 novembre dans le journal local La Gironde. En effet, le procès passe devant la cour d’appel de Bordeaux le 11 novembre. L’article rappelle avec précision la situation et évoque la plaidoirie de la défense. On y apprend notamment que Mathilde était enceinte de 4 mois ! Toutefois, c’est Le Journal de l’automobile, du cyclisme et de tous les sports, dont le titre laisse présager la ligne de pensée, qui s’avère le plus disert sur cette affaire. Ce quotidien y consacre en effet 5 articles conséquents dans ses numéros des 22, 23, 24, 29 et 30 novembre 1904.

Il relate les circonstances de l’accident avec un niveau de finesse inégalé et les détails des témoignages et plaidoyers y sont restitués. Une véritable pépite généalogique ! A la lecture de ces nombreuses coupures de presse, nous nous félicitons de ne pas avoir restreint la recherche au mois de juillet 1904, sans quoi, les répercussions de l’accident nous auraient totalement échappé…

La Gironde dresse également le compte-rendu de la seconde audience du 16 décembre 1904 dans son numéro du 18 décembre. Il évoque ce faisant les différents arguments avancés par les avocats de chaque partie. La cour de Bordeaux rend son verdict dans l’audience du 30 décembre 1904 : M. Roullier est acquitté ! La sentence est publiée dans divers journaux : La Libre Parole, Le Siècle, le Journal de l’automobilisme, du cyclisme et de tous les sports, La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, Les Sports

Si l’on étend la recherche initiale à l’année 1905, 7 résultats supplémentaires font leur apparition :

  • 4 articles de La Gironde, Le Petit Parisien, Le Petit Journal et Le Droit qui relaient la conclusion de l’audience du 30 décembre.
  • 1 article de La Petite Gironde du 5 janvier 1905 qui précise que « la partie civile, mécontente de l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux, vient de se pourvoir en Cassation ».
  • 2 précieux articles du 21 février 1905 dans La Loi et du 25 février 1905 dans Le Droit qui retranscrivent in extenso les arrêts du tribunal correctionnel de Sarlat et de la cour d’appel de Bordeaux !

Malgré diverses recherches sur RetroNews, la presse semble muette sur le recours en cour de cassation et son issue. Néanmoins, différentes combinaisons successives de mots-clés, telles que « Lignac receveuse », « Lignac barrière », « Lignac Calviac », « Calviac automobile », etc. permettent de dénicher quelques articles supplémentaires. Si la plupart sont redondants des coupures de presse déjà citées, deux numéros méritent toute notre attention : La Loi du 14 juillet 1907 et Le Droit du 12 août 1907.

Ces deux journaux transcrivent in extenso l’arrêt du 23 avril 1907 de la cour d’appel de Bordeaux, relatif à un autre pan de l’affaire. En effet, il n’est plus question d’opposer messieurs Roullier et Lignac mais la Compagnie de Chemin de fer d’Orléans à M. Lignac. Le jugement de Sarlat ayant été remis en cause, comme nous l’avons vu, l’entreprise a peut-être entrevu l’opportunité de se dédouaner de ses obligations envers son employée Mathilde Lignac, morte dans l’exercice de ses fonctions. Mais la cour l’en déboute : la mort de Mme Lignac doit bien être considérée comme un accident de travail aux termes de la loi du 9 avril 1898 et la Compagnie est donc tenue de verser à son veuf une rente annuelle de 175 francs.

Épilogue

Cette enquête confirme une nouvelle fois l’apport – ô combien essentiel – de la presse ancienne pour les recherches généalogiques. Les circonstances de l’accident, les profils des parties engagées, les témoignages, les plaidoyers, les verdicts, les avis des journalistes et les transcriptions intégrales des arrêts nous ont été dévoilés dans le menu détail par une multitude de journaux. A la lecture des coupures de presse, ce sont tous les rebondissements de l’affaire, ainsi que ses enjeux politiques et sociétaux, qui nous sont livrés généreusement. Grâce à RetroNews, nous nous invitons aux audiences, 120 ans après les événements.

Cette enquête amène également à s’interroger sur la fiabilité des « faits » relayés par les journalistes. Car la description de l’accident, mais aussi des protagonistes, évolue fortement au fil des articles : le chauffard en délit de fuite est réhabilité en automobiliste innocent, emprisonné injustement ; la brave garde-barrière, écrasée impunément, devient une faible femme enceinte, atteinte de problèmes cardiaques, morte de peur… Où se situe la « vérité » ? La justice a tranché.

Cette affaire sensationnelle a-t-elle freiné les ardeurs au volant de M. Roullier ? La réponse est non, et c’est une nouvelle fois la presse ancienne qui nous la donne. M. Roullier mourra en effet le 3 août 1907, à 29 ans, au volant de sa voiture à 80 km/h, et provoquera la mort de 5 autres personnes.

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Passionné de généalogie depuis l’âge de douze ans, Tony Neulat est rédacteur dans La Revue française de généalogie et membre de la European Academy of Genealogy. Il partage, depuis 2009, son expérience et ses conseils à travers ses publications et ses formations. Il est également auteur des guides Gallica et RetroNews : deux eldorados généalogiquesRetrouvez et identifiez toutes vos photos de famille, Retrouver ses ancêtres à Malte et Trouver des cousins inconnus ou perdus de vue.