La sinistre affaire du « corbeau » de Tulle
De 1917 à 1921, une vague de lettres anonymes et calomnieuses sème la terreur dans la préfecture de la Corrèze. Une affaire qui inspira Clouzot pour son film « Le Corbeau », auquel le terme doit sa popularité.
À la fin de l’année 1921, un envoyé spécial du quotidien Le Matin décrit la petite ville de Tulle, préfecture de la Corrèze, « en proie au démon de la calomnie » :
« Une tragédie se joue actuellement à Tulle, avec une telle passion chez les acteurs, un tel énervement dans tous les esprits, qu'il est impossible, semble-t-il, d'en apercevoir le dénouement. […]
Peut-on espérer bientôt une solution ? Voilà la question que se posent avec angoisse toutes les personnes qui assistent à cette terrible tragédie provinciale. […]
Beaucoup de foyers sont complètement désunis par suite de la diffamation qui s'est abattue sur eux. […] Ne faut-il pas que la justice alors décuple ses efforts pour nous faire sortir au plus tôt d'une situation qui ne peut que s’aggraver ? »
L’affaire en train de se jouer est à l'origine du terme de « corbeau » forgé par le titre éponyme du film d'Henri-Georges Clouzot (1943), inspiré de cette histoire, et qui désigne depuis lors quiconque écrit des lettres anonymes à des fins de délation.
À l'époque, la ville de Tulle compte 13 000 habitants. Et au cours de ces quatre années, nombre d'entre eux reçoivent des lettres – on en comptera au total une centaine, toutes nominatives – dénonçant tantôt des adultères, tantôt des petits délits, ou encore des secrets de famille inavouables. Il n'y a aucun doute : l'auteur (ou les auteurs) vise clairement à nuire aux destinataires de ces missives. Et cela fonctionne, puisque la panique s'empare de Tulle, chacun craignant d'être à son tour la cible d'une lettre lui annonçant qu'il est cocu, ou que son enfant tant aimé est en vérité celui d'un autre.
Il faut dire que le modus operandi est original : aux lettres déposées directement dans les boîtes aux lettres des victimes s'ajoutent d'autres courriers négligemment déposés dans un lieu public, n'attendant que d'être ouverts par un passant qui apprendra alors une nouvelle gênante – et susceptible de le concerner. L'apothéose de cette odieuse campagne est atteinte en 1921, lorsqu'une grande affiche est placardée sur la porte du théâtre local ; sur celle-ci figurent les noms de quatorze (!) couples illégitimes, ce qui, à l'époque, est évidemment de nature à provoquer un scandale.
Certains, comme le greffier Gibert, en sortent très affaiblis :
« M. Gibert, greffier du conseil de préfecture, connu pour son honorabilité et unanimement estimé, apprit qu'on avait découvert une lettre compromettante signée de sa femme.
Celle-ci, inutile de le dire, au-dessus de toute suspicion, était victime d'une odieuse machination.
Cette révélation brutale eut néanmoins une dramatique répercussion sur ce fonctionnaire, déjà un peu fatigué par une longue vie de travail. Il devint fou subitement. »
Tout a commencé quatre ans plus tôt, en pleine Grande Guerre. Au mois de décembre 1917, deux lettres sont envoyées, dont l'une adressée à une certaine Angèle Laval, employée à la préfecture de Tulle ; on veut la dissuader d'épouser Jean-Baptiste Moury, cadre au sein de la préfecture, quadragénaire et célibataire, pour qui elle éprouve des sentiments. La missive accuse Moury de la calomnier en secret. Quant à l'autre lettre, elle atterrit au domicile de Jean-Baptiste Moury, pour le mettre en garde contre Angèle Laval, « une sirène, une charmeuse, qui vous rendra malheureux ». Lui reste insensible à ses avances.
Il faut dire que Moury est secrètement en couple avec une autre habitante de la commune, Marie-Antoinette Fioux, qu'il prévoit d'épouser ; mais en 1919, nouvelle salve de lettres anonymes, jetant cette fois l'opprobre sur Mlle Fioux, accusée entre autres d'infidélités. Puis, quelques mois plus tard, de nouvelles lettres de dénonciation s'abattent sur la ville, touchant cette fois davantage d'habitants. Les soupçons se portent alors sur Marie-Antoinette Fioux, étonnamment épargnée par cette nouvelle rafale. À tel point que le couple Moury-Fioux voit sa réputation détruite et songe à quitter la ville pour échapper au courroux de ses habitants.
Mais le véritable drame survient en 1921, lorsque le greffier Gibert décède à l’asile après avoir été poussé à la folie par les mystérieux courriers, désormais signés « L'Œil de Tigre ». L'affaire devient alors nationale, et les grandes rédactions dépêchent des envoyés spéciaux sur place.
On crée une cagnotte citoyenne pour faire avancer l'enquête. Un homme censé démasquer le ou les auteur(s) des lettres est spécialement dépêché à Tulle : le Dr. Edmond Locard, pionnier de la police scientifique.
C'est finalement grâce à une simple enquête graphologique que l'affaire prend un tournant décisif : toutes les lettres étant signées de la même main, on va faire passer un examen à huit femmes suspectes, parmi lesquelles Fioux et Laval. Angèle Laval commet alors une erreur fatale : tentant maladroitement de dissimuler son écriture, elle passe un temps fou sur l'épreuve de la dictée, déployant des efforts ridicules pour modifier chaque caractère. Un deuxième examen mené l'après-midi même lève enfin le doute : l'écriture figurant sur les lettres du « corbeau de Tulle » est bien celle d'Angèle Laval. Personne ne l'avait sérieusement soupçonnée jusqu'alors.
L'affaire bascule un peu plus dans le sordide quand en 1922, peu avant son procès (et alors qu'elle nie toujours en bloc), Angèle Laval convainc sa mère de commettre un double suicide avec elle dans un étang local. Mais tout indique qu'en vérité, elle n'eut jamais l'intention de mettre fin à ses jours ; sa mère meurt noyée dans l'étang sous les yeux d'Angèle, qui l'a regardée couler sans jamais s'immerger elle-même totalement dans l'eau. La mère devient ainsi la deuxième victime physique du corbeau. La fille, elle, est placée dans un asile à Limoges, dans l'attente de son procès.
Celui-ci s'ouvre le 4 décembre 1922, à Tulle, dans une ambiance tendue ; la foule se presse devant le palais de justice et se déchaîne. On espère que la responsable de tant d'angoisses et de souffrances sera condamnée à l'échafaud ; elle-même en est convaincue. Angèle Laval est jugée pour diffamation, injures publiques et privées. Seules treize des lettres qu'elle est soupçonnée d'avoir écrites sont examinées, la prescription s'appliquant à la centaine d'autres missives.
Un journaliste du Matin la décrit ainsi à son arrivée :
« Dans Tulle affolée de curiosité, de colère, de scandale, dans Tulle qui vibre encore de la fièvre des mauvais jours […], aujourd'hui c'est le procès fantôme qui vient.
Elle est là, petite, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil, à un pauvre oiseau funèbre qui aurait reployé ses ailes. »
On comprend aisément, à la lecture de cette description, pourquoi l'image du corbeau viendra naturellement à Clouzot au moment de donner un titre à son film. Après avoir tant fait trembler la ville, sa comparution a quelque chose de pathétique.
Le Matin, toujours :
« Arrivée au bras de son avocat […], elle tourne vers sa défense un visage tour à tour terreux et empourpré.
L'entendre ? Comment voulez-vous l'entendre, lorsque c'est à peine si les mots sortant de sa bouche peuvent se traîner jusqu'au président Mettas, qui se penche pourtant et tend obligeamment l'oreille ? »
Le procès est dur pour la jeune femme. Le 6 décembre, c'est le début des plaidoiries des parties civiles, relatées par l'envoyé spécial du Petit Journal :
« Me Bayraud, poursuivant sur le mode sarcastique, s'efforce de démontrer la culpabilité d'Angèle Laval par l'exposé et l'énumération de certaines circonstances qu'il considère comme des aveux – notamment la tentative de suicide qu'il appelle ironiquement un bain de pieds –, tout en soulignant que depuis l'internement d'Angèle Laval, l’“Œil de Tigre” n'a inquiété personne.
À la reprise de l'audience, à une heure trente, la ruée de la foule est telle que les balustrades volent en éclats et que la gendarmerie a peine à contenir cette vague débordante. »
Angèle Laval nie en bloc. Tout au long du procès, et en dépit des preuves qui l'accablent, elle refuse d'admettre sa culpabilité.
Le verdict tombe finalement le 20 décembre, accueilli par une foule qui espérait un lynchage : reconnue coupable, sa responsabilité est toutefois atténuée, d'après le jugement, par l'expertise des médecins. Les juges se montrent donc cléments, et Angèle Laval est condamnée à un mois de prison avec sursis et 200 francs d’amende. Un verdict confirmé en appel.
Mais socialement, elle fut pour ainsi dire condamnée à la perpétuité ; elle mena en effet par la suite une vie de paria, recluse chez elle, se soustrayant au regard de la population locale jusqu'à sa mort en 1967, à l’âge de 81 ans.
Elle est surtout passée à la postérité bien malgré elle à travers l'œuvre d'Henri-Georges Clouzot, sous le titre Le Corbeau, forgeant ainsi le terme désormais associé à tous les calomnieurs anonymes.