Les théories racistes du Dr Bérillon, savant devenu fou
Au cours de la Première Guerre mondiale, le Dr Bérillon, chercheur brillant, déploya toute son énergie à prouver par les moyens les plus grotesques l'infériorité du « Boche » sur le Français.
Qu'est-ce qui peut faire sombrer un homme de science dans le ridicule, rendre un individu brillant aveugle jusqu'à l'idiotie ? C'est la question que pose le cas pour le moins singulier du Dr Edgar Bérillon, que la guerre de 1914-1918 sembla rendre pratiquement fou de haine, au point de s'engager dans une étrange aventure moins scientifique que germanophobe.
Médecin français, directeur de l'École de psychologie, éminent spécialiste du cerveau et de la psychologie humaine, Bérillon (1859-1948) s'était, avant la guerre, distingué par des travaux remarquables portant sur l'hypnotisme et l'indépendance des hémisphères cérébraux, les phobies ou encore le traitement de l'alcoolisme. Ses écrits, d'une rigueur scientifique incontestable, lui avaient valu la reconnaissance de ses pairs et une place parmi les chercheurs les plus en vue de sa discipline. Hélas, le déclenchement de la Première Guerre mondiale, doublé d'une impossibilité pour lui de s'engager en raison de son âge, le poussa à déployer toute son énergie pour tenter de prouver, par des moyens prétendument scientifiques, l'infériorité et la saleté essentielle de la « race allemande ».
C'est en 1915 qu'il commence à donner des conférences et à produire des brochures et autres pamphlets consacrés à l'urine et aux excréments allemands. Dans ces productions ahurissantes, qui prêtent aujourd'hui à sourire et que Bérillon intitule sobrement La Bromidrose fétide de la race allemande, La Polychésie de la race allemande ou encore Comment pourrait-on s'entendre avec un peuple qui sent mauvais ? (nous n'inventons rien), Bérillon assure que les Allemands se distinguent des Français sur au moins trois points.
D'abord, ils produisent selon lui, en moyenne, « davantage d’excréments », et ceux-ci dégagent une odeur « nettement plus fétide » ; ensuite, leur urine est plus toxique que celle des Français ; et enfin, leur corps lui-même exhale une odeur tout à fait répugnante, de nature à offenser les narines de quiconque peut se targuer d'être français.
C'est cette dernière théorie – la fameuse « bromidrose » décrite par Bérillon – qui fait le bonheur de la presse de l'époque. Le journal Le Rire daté du 21 août 1915 prend le parti (sans surprise) d'en rire, sur un ton volontiers sarcastique :
« Le Dr Bérillon vient de faire à la Société de Médecine une communication fort curieuse ; les Allemands dégagent une odeur dont la fétidité affecte péniblement l'odorat et qui est particulièrement nauséabonde et persistante. […]
Voilà donc un fait bien établi, officiel : l'Allemand sent mauvais, il sent même très mauvais. Vraiment, il ne lui manquait plus que ça. Après tout, cette odeur expliquerait bien des choses, ces fameux gaz asphyxiants ne sont peut-être qu'une légende ; car, si un régiment qui passe dégage une odeur nauséabonde qui persiste une demi-heure, pensez à ce que trois ou quatre cent mille hommes en campagne depuis des mois... »
Mais d'autres titres de presse prennent la chose très au sérieux, à l'instar du Petit Marseillais ou de la Gazette de France.
C'est toutefois dans Le Temps que l'on trouve le texte le plus lyrique, sous la plume du journaliste G. Lenôtre, dans l'édition du 25 juillet 1915 :
« Au point de vue de la défense de la race, l’odorat est la sentinelle la plus vigilante ; l’ouïe et la vue ne sont que trop portées à se laisser suborner et séduire ; le flair est à la fois l'organe de l'instinct et de la sympathie, et en douant les Allemands d’une odeur repoussante, la bonne mère nature a voulu que le reste du monde les tînt en méfiance et ne fraternisât jamais avec eux.
Telles sont les conclusions de M. le docteur Bérillon ; mais une autre de ses constatations est moins rassurante ; il enseigne qu’un état émotif profond avive l’activité des sécrétions cutanées ; la crainte, la colère, la vanité froissée, la jalousie amènent une recrudescence des odeurs organiques.
On frémit à la pensée de ce que nos Poilus auront à respirer quand, à l'heure de la victoire, ils repousseront les soldats du kaiser désordonnés, tremblants et humiliés ; et c’est terrible de penser que les Boches gagneront en mauvaise odeur tout ce qu’ils ont à perdre d’orgueil. »
Mais Bérillon ne compte pas s'arrêter là. À mesure que la guerre se poursuit, il s'enfonce toujours plus dans le délire. L'apothéose de sa haine viscérale du « Boche » est atteinte début 1917, à l'occasion d'une conférence intitulée « La Psychologie de la race allemande d'après ses caractères objectifs et spécifiques », donnée à Paris le 4 février.
Dans ce texte, qu'il fait ensuite éditer, Bérillon s'attaque cette fois davantage aux mœurs allemandes, tout en soulignant à nouveau les différences physiologiques essentielles qui séparent, selon lui, l'Allemand du Français. Le soldat « boche », de race « germaine », n'a en effet presque rien de commun avec le « poilu » français, qui comme chacun sait est de race « celtique ». Et c'est donc par le simple effet de leur nature que les Allemands sont gras, laids, mous, lymphatiques, mal proportionnés ; et que leurs appétits vulgaires et leur manque de manières en font des êtres dont la fréquentation est impensable pour quiconque a le bonheur d'être de « race » française.
Le Journal des débats politiques et littéraires se fait l'écho de ces théories hallucinantes :
« Il y a peu de temps encore des Français disaient volontiers : “Mais les Allemands, ce sont des gens comme nous.” Ils raisonnaient à peu près de même, répond le docteur Bérillon, que s'ils avaient dit : “Mais les loups, ce sont des chiens comme les autres.”
Les Allemands sont les premiers à se proclamer d'une race spéciale et différente, supérieure par l'intelligence, la moralité, la bonté. Ils n'insistent pas sur la beauté ; Schopenhauer voit dans la lourdeur leur véritable caractère national ; Nietzsche y ajoute la gaucherie. Si vous rencontrez en Allemagne des hommes bien faits, sveltes et distingués, une enquête approfondie vous apprendra qu'ils sont Slaves, Danois, Lorrains, Alsaciens ou d'origine française, car il y a entre les peuples des différences aussi profondes qu'entre les espèces animales, différences que le temps ne saurait effacer. »
Mais encore, un peu plus loin :
« L'analyse du sang et des humeurs paraîtrait bien technique ; contentons-nous de dire que le docteur Bérillon y relève assez d'indices pour “considérer qu'au point de vue physique et chimique il y a plus de différence entre un Français et un Allemand qu'entre un blanc et un nègre”.
Nous avons déjà signalé les précédentes brochures publiées par l'auteur sur la voracité propre à la race germaine, sur la polychésie et sur la bromidrose, qui en sont les regrettables fruits.
Passons donc à la psychologie. Tous les observateurs ont noté le pédantisme allemand. Il tire sa source, dit M, Bérillon, d'un servilisme inné qui prend sa revanche à chaque montée dans la hiérarchie ; il s'enfle et s'épanouit grâce à l'orgueil de race soigneusement entretenu, à l'absence complète de l'esprit de finesse et de tout sens du ridicule. Cette satisfaction de soi et ce mépris des autres expliquent la colère qui trouve dans l'ivrognerie, élevée à la hauteur d'un rite, un appel décisif à la brutalité. »
Les idées de Bérillon sont également saluées, la même année, par Le Petit Journal, La Presse ou encore Le Temps. Il faut dire que ses théories ont été, tout au long de la guerre, accueillies avec bienveillance par la communauté scientifique et médicale française, ravie d'y trouver des éléments de propagande contre l'ennemi. Ce d'autant qu'à l'époque, et depuis la fin du XIXe siècle, les études sociologiques et anthropométriques, sur lesquelles Bérillon prétendait baser ses travaux, étaient en vogue.
Après la guerre, Bérillon se signala encore par de nouveaux écrits racistes, distinguant par exemple les « races inférieures » (indigènes des colonies) et les « races antagonistes » (au premier rang desquelles figurent évidemment les Allemands) parmi les « migrants inassimilables ». Mais jamais il ne retrouva le prestige qui fut le sien lors de la Grande Guerre, et ses écrits sombrèrent rapidement dans l'oubli.
Reste que lui, le Français qui prétendait démontrer l'infériorité des Allemands, fut en quelque sorte le précurseur des théoriciens nazis de la hiérarchie des races. Et que son cas illustre avec force ce que le nationalisme aveugle peut faire aux esprits les plus brillants, et ce que la « science » peut produire de plus bizarre lorsqu'elle est galvaudée.