Contre l'anarchisme, le scandale des « agents provocateurs » de la police
Dans les années 1880, plusieurs affaires révèlent le recours par l'État à des agents provocateurs pour mettre à mal le mouvement anarchiste. Une pratique que dénoncera Jean Jaurès dans son combat contre les lois scélérates.
Le 30 avril 1894, Jean Jaurès, député socialiste, prononce devant la Chambre une violente diatribe contre les lois anti-anarchistes, série de mesures liberticides et répressives visant à mettre à mal le mouvement anarchiste en France – et qui passeront à la postérité sous le terme « lois scélérates ».
Dans ce discours devenu célèbre, Jaurès dénonce notamment avec force l’usage d’« agents provocateurs », individus recrutés par le gouvernement dans le but d’inciter les anarchistes à commettre des actes violents :
« C’est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller l’anarchie. (Interruptions au centre. – Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)
Et il arrive inévitablement que ces anarchistes de police, subventionnés par vos fonds, se transforment parfois – comme il s’en est produit de douloureux exemples que la Chambre n’a pas pu oublier – en agents provocateurs. »
Jaurès se fait plus précis encore, évoquant une affaire trouble ayant eu lieu lors des grèves de Carmaux de 1892 : un certain Tournadre avait alors proposé aux ouvriers d’acheter de la dynamite… grâce aux fonds d’éminentes personnalités capitalistes de l’époque, notamment le baron de Rothschild et la duchesse d’Uzès.
Le Petit Parisien rapporte les propos du député :
« Jaurès continue en déclarant que toujours, dans les attentats anarchistes, on trouve l’intervention soit du gouvernement, soit des chefs du parti conservateur.
Il soutient que dans la grève de Carmaux le pseudo-compagnon Tournadre, excitant aux attentats les plus criminels, jouait évidemment le rôle d'un agent provocateur, et chacun se demandait si son intervention n'était pas payée par les fonds secrets.
M. Jaurès ajoute que, en dehors de l'action du gouvernement, on trouve partout et toujours l'intervention de banquiers, de directeurs de grands magasins, on rencontre les noms de M. de Rothschild et de la duchesse d'Uzès. »
Cet épisode des grèves de Carmaux n'est alors pas un cas isolé : de nombreux autres scandales impliquant des agents provocateurs avérés et recrutés par les pouvoirs publics ont en effet défrayé la chronique dans les années 1880 et 1890.
L’un des plus saisissants est celui du premier journal anarchiste, La Révolution sociale. Créé en septembre 1880 par l'agent provocateur Égide Spilleux, il est directement financé par le préfet de police de l’époque, Louis Andrieux... avant de cesser de paraître, un an plus tard, lorsque Spilleux se verra démasqué.
C’est en 1885 que le scandale éclate dans la presse, lorsque Louis Andrieux fait paraître ses Souvenirs d'un préfet de police, dans lesquels il évoque très clairement le rôle des agents provocateurs et résume ainsi ses motivations :
« On ne supprime pas les doctrines en les empêchant de se produire... Donner un journal aux anarchistes, c'était d'ailleurs placer un téléphone entre la salle de conspirations et le cabinet du préfet de police. »
L'ancien préfet se vante même d'avoir suggéré le premier attentat anarchiste en France, prenant pour cible la statue d'Adolphe Thiers, le « boucher de la Commune », à Saint-Germain-en-Laye – l'attentat avait eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juin 1881… sans causer aucun dégât.
« Aujourd'hui le doute n'est plus possible. C'est la police elle-même qui, dans un accès de cynisme, fait mieux qu'avouer, revendique la part initiale et prépondérante qu'elle a prise aux pétarades de ces derniers temps.
C'est moi – écrit l'ex-préfet Andrieux – qui, dès 1880, ai ouvert en France, avec la Révolution sociale de mon agent Serraux (alias Spilleux ou Genlis), la première école de dynamite.
C'est moi qui, sur les fonds publics, ai fourni le cautionnement du journal – lequel, entre parenthèses, ne “déboulonnait” pas seulement les radicaux à la Guyot mais encore et surtout les collectivistes ou communistes du Parti ouvrier et les révolutionnaires du Comité central.
C'est moi qui ai payé – sinon placé – les boîtes à sardines qui ont écorné le Thiers en bronze de Saint-Germain-en-Laye ; de même que c'est moi qui, toujours aux frais des contribuables, ai travaillé à Londres à cette reconstitution sur le papier de l'Internationale qui devait faire murer à Clairvaux pour des années les Bernard et les Kropotkine. [...]
De son propre aveu l'ex-préfet de police a, par dons (l'argent du budget), provoqué à une action qualifiée délictueuse ou criminelle par la légalité du jour. Il a “procuré les moyens (le journal la Révolution sociale) qui ont servi” au crime ou délit “sachant qu'ils devaient y servir”. »
À la Chambre, l'affaire provoque débats et remous. Le député socialiste et poète Clovis Hugues dénonce vertement la politique de provocation et d'incitation à laquelle se livre l'État, et demande, avec d'autres députés, l'aministie pour tous les délits politiques :
« Je n'ai pas à apprécier les actes de l'ancien préfet de police. Il les a racontés dans une publication récente, qui aura sa place dans les annales du pays, et je n'ai qu'à le remercier, de la lumière qu'il a faite sur certains points ténébreux de la société politique, au XIXe siècle.
Il avait des documents, il les a livrés au public dont je fais partie ; je les ai lus, voilà tout.
Qu'y a-t-il dans ces documents ? Il y a la preuve, toute la preuve qu'il n'y a peut-être pas aujourd'hui un seul condamné pour délit de réunion, de presse, d'attroupement sur la voie publique qui ne puisse invoquer la complicité de l'État, la preuve, toute la preuve que le cautionnement du journal la Révolution sociale, où le dernier mot de la civilisation était dit par la dynamite, a été versé par l'État ; que les produits dont il devait faire échouer la fabrication, l'État les fabriquait lui-même pour s'en servir.
Tenez, la préfecture de police a ramassé, un jour, je ne sais où, un de ces individus propres à tout, parce qu'ils ne sont propres à rien : un nommé Spilleux. Qu'en a-t-elle fait ? Le directeur et l'éditeur d'une feuille révolutionnaire. »
Une autre figure de « l'anarchisme de police » est particulièrement active dans les années 1880 : un dénommé Sabin-Druelle. L'homme agit tout particulièrement auprès des sans-travail, qu'il incite à l'action violente. Le 25 novembre 1884, Le Cri du Peuple rapporte ces propos que Druelle aurait tenus lors d'un meeting :
« À votre accès d'indignation, doit succéder un coup de force. Si vous aviez de l’énergie, vous ne resteriez pas une minute de plus ici.
Vous n’avez pas de pain ? Il y en a dans les boulangeries. Qu’on les pille. »
Le Cri du Peuple constitue alors un jury composé de toutes les tendances révolutionnaires – communistes, socialistes et anarchistes – afin d'enquêter sur les agissements de Druelle.
Le 29 novembre 1884, ledit jury rend son verdict :
« Les soussignés convoqués par Le Cri du Peuple déclarent à l’unanimité, après les pièces fournies et les témoignages entendus, que le nommé Druelle est un agent secret de la 2e brigade des recherches. »
Et le jury révolutionnaire de développer, point par point, le modus operandi de Druelle :
« Attaché à la Préfecture de police depuis le 30 décembre 1883 ; – a pris le nom du saint de ce jour (Sabin) ; – ne va pas à la Préfecture de police ; – communique par correspondance avec le sieur Girard, officier de paix, et lui adresse ses rapports à son domicile personnel, 5, rue d'Arcole.
Reçoit les ordres de Girard et touche ses appointements par l'intermédiaire d'Ansaldo, secrétaire de Girard qui lui donne ses rendez-vous dans des cafés. – A dénoncé faussement le citoyen Lapierre, comme se livrant à la fabrication de bombes explosives, – cette dénonciation a entraîné une enquête sur le citoyen Lapierre. L'enquête faite par l'agent Pastel n'a pas abouti.
A dénoncé le citoyen Ely, dit le Polonais ; a transmis à la Préfecture de police, le soir même de la manifestation du 28 mai, au Père-Lachaise, l'original de l'adresse des révolutionnaires anglais, qu'il avait lue sur la fosse commune, et touché de ce chef une gratification de 150 francs. [...]
Reçoit de la Préfecture de police 300 francs par mois, plus les gratifications. »
Dix ans plus tard, dans son combat contre les lois scélérates, Jean Jaurès tentera de s'attaquer à la corruption politique en déposant un amendement à la loi de sûreté générale :
« Seront considérés comme ayant provoqué aux actes de propagande anarchiste, tous les hommes publics, ministres, sénateurs, députés, qui auront trafiqué leur mandat, touché des pots-de-vin et participé à des affaires véreuses, soit en figurant dans les conseils d’administration de sociétés condamnées en justice, soit en prônant lesdites affaires par la presse ou par la parole devant une ou plusieurs personnes. »
L’amendement sera repoussé d'une très mince majorité, par 229 voix contre 222.
Les lois scélérates quant à elle, ne seront abrogées que le 23 décembre 1992, sous François Mitterrand.
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Pour en savoir plus :
Gary T. Marx, « L'agent provocateur et l'indicateur », in: Sociologie du Travail, 1973
Égide Spilleux, dit « Serraux », sur Le Maîtron en ligne, dictionnaire du mouvement ouvrier