L’histoire des espèces envisagée un siècle avant Darwin
Sirènes, hommes-à-queue, monstres marins : tout au long du XVIIIe siècle de nombreuses hypothèses au sujet de possibles transformations d’espèces et des origines animales de l’homme se sont manifestées, préfigurant les travaux fondateurs du scientifique britannique.
Si l’idée d’évolution des espèces évoque avant tout Charles Darwin, cette figure de génie scientifique barbu et précurseur occulte le long travail d’hypothèses audacieuses qui l’a précédé, et en partie rendu possible. L’idée que « l’homme descend du singe », ou même l’affirmation que la vie est apparue dans l’eau, datent pourtant d’avant Darwin.
Plutôt que de passer en revue la liste des penseurs d’une histoire des espèces avant Darwin (Maillet, Robinet, Lamarck, ou encore Edward Blyth, Robert Chambers, etc.), cet article se focalise sur quelques cas précis et un aspect particulier : celui de la réception et de la diffusion d’idées nouvelles – y compris par la moquerie.
Une nouvelle sensationnelle au XVIIIe siècle : d’une rencontre du troisième type à une autre histoire du Monde
L’Ancien Régime avait aussi sa presse à sensation. Cette presse avait une forme bien différente de celle d’aujourd’hui, mais le même goût pour les images – si l’on remplace les photographies par des gravures. À côté des imprimés périodiques qui formaient la presse régulière (les différentes Gazettes, les Mercures, le Journal des Savants, etc.), des imprimés de qualité médiocre, les « occasionnels » ou « canards », étaient produits à l’occasion de faits marquants, comme une naissance royale, la mort d’un personnage important, un fait-divers criminel épouvantable, le passage d’une comète ou encore l’« observation » de monstres.
En août 1725, visiblement au hasard d’une rencontre, les amirautés de Brest et de Honfleur furent mises au courant d’un fait singulier : quelques années plus tôt, les membres de l’équipage d’un navire français pêchant la morue au large de l’actuel Canada, avaient fait une rencontre extraordinaire. Presque immédiatement, une Relation envoyée de Brest Au sujet d’un Monstre, ou Homme Marin paraissait (relation qui évitait de mentionner une date, pour laisser au lecteur l’impression que l’événement venait tout juste d’avoir lieu).
Le document est exceptionnel à plus d’un titre. Pour commencer, il est inutile de vouloir ramener ce témoignage à une simple confusion avec un mammifère marin – même si les phoques sont présents en Terre-Neuve. Le comportement et la description précise du « monstre » allaient largement au-delà d’une exagération. Il avait des bras normaux, terminés par des mains palmées, qu’il brandit poings serrés lorsqu’il fut frappé, une barbe, des moustaches. Il nageait comme un homme, et fut très intéressé par la figure de proue du navire (présente sur le vaisseau, en arrière-plan de l’estampe), qu’il chercha à entraîner à lui.
La peur gagna l’équipage, et même le contre-maître, dont la main faillit lorsqu’il voulut harponner la créature : soudainement, il se retint, craignant que le monstre ne fût en fait le fantôme d’un marin « qui s'étoit tué lui même dans le Vaisseau l'année précedente, et qui avoit été jetté à la Mer dans ce même parage ». Encore plus étrange, on apprend « que son sein étoit aussi gros que celui d'une femme du meilleur embompoint » (la poitrine apparaît d’ailleurs sur la gravure), alors que « sa nature » (ses organes génitaux) « était semblable à celle d'un cheval adulte » (particularité anatomique décemment cachée sur l’image).
Mais le caractère exceptionnel de ce monstre et de ce tirage spécial est surtout lié à sa destinée scientifique. Pour appréhender cette dimension, il faut revenir au contexte culturel global que l’homme-marin hermaphrodite allait contribuer à bouleverser.
L’histoire de la Terre était jusqu’au XVIIIe siècle dominée par le récit biblique – une planète, des animaux et l’humanité créés par Dieu, quelque 5 000 ou 6 000 années plus tôt. La Terre est ainsi relativement récente, mais, surtout, les êtres vivants n’avaient jamais changé : les animaux étaient identiques à ce qu’ils étaient à leur création, de même que l’Humanité vient d’Adam, sans modification corporelle significative. On connaissait toutefois des mythologies présentant un temps plus long, voire une succession de différentes races d’homme (chez Hésiode, par exemple). De même, les systèmes philosophiques antiques affirmant l’éternité de la matière étaient bien connus. Il n’en reste pas moins que le paradigme biblique dominait largement – et s’accordait d’ailleurs à l’observation quotidienne : on ne voit pas les animaux évoluer, mais se reproduire à l’identique.
Et les exceptions ne venaient guère contredire l’ensemble du système. La seule brèche qui connut un peu de succès fut la réflexion sur l’existence d’hommes avant Adam (le « préadamisme »), mise en exergue par le Français Isaac La Peyrère en 1655 (dans son ouvrage Preadamitae, disponible sur Gallica). Cherchant à expliquer les contradictions qui lui apparaissaient entre la chronologie biblique et les monuments et histoires antiques, La Peyrère conçut un système distinguant les Juifs, peuple élu (les seuls concernés par le récit biblique), et les peuples qui les ont précédés (les Pré-adamites), beaucoup plus anciens.
Cet héritage de la pensée « libertine » (qui entend se libérer des cadres traditionnels, particulièrement chrétiens) et la volonté accrue de faire a priori table rase des autorités du passé offrirent un contexte plus favorable à l’émergence d’autres histoires de la Terre et de ses habitants dès le début du XVIIIe siècle. Par ailleurs, l’observation de fossiles d’animaux de toute évidence marins, y compris dans des lieux très éloignés de la mer, suscitait un intérêt allant croissant.
Les Observations sur les écrits modernes, en 1743, s’en font l’écho : s’agit-il de « caprices » de la Nature, donnant à certaines pierres l’apparence d’animaux (une hypothèse non rejetée par Voltaire, entre autres) ? D’une preuve de la présence de mers sur toute la surface du globe à un moment donné ? Et par là, d’une preuve du déluge ? La question faisait en tout cas débat.
C’est dans ce cadre qu’autour des années 1720 un diplomate français, savant amateur du nom de Benoît de Maillet (circ. 1656-1738), fut à l’origine d’une hypothèse extrêmement audacieuse. Croyant avoir perçu les traces d’un recul régulier de la mer sur un temps très long, il conçut tout un système, repensant radicalement l’histoire du monde. Cette thèse fut publiée en 1748, après avoir longtemps circulé sous forme de manuscrit, sous le titre Telliamed, anagramme de « de Maillet » (disponible sur Gallica).
Pour en résumer, à très grands traits, le contenu et l’impact : l’ouvrage affirme un réchauffement climatique continu. La Terre était à l’origine recouverte d’eau, puis, se rapprochant du soleil, elle s’assécha peu à peu – mais très lentement, la chronologie de la Terre explosant, et se chiffrant à des « milliers de siècles ». À terme, la planète se désintégrera lorsqu’elle sera trop proche du soleil, mais ses atomes porteront le germe d’une nouvelle planète, et le cycle recommencera.
Or, dans ce processus, la vie apparaît dans l’eau. Les espèces marines qui s’échouent sur la terre ferme « s’adaptent », pour ainsi dire, à leur nouvelle condition. Cette « adaptation » était cependant minime et très courte : le Telliamed ne parle pas réellement d’évolution animale sur le long terme. Mais il reste cette idée de métamorphose, de « terrestrialisation », si l’on veut, des espèces marines, notamment à travers un passage destiné à être souvent cité : la transformation de poissons volants en oiseaux.
L’extrait est retranscrit par exemple par le journal La République française, dans un article de 1883 cherchant à mettre en valeur les « précurseurs » français ayant pensé une histoire évolutive des espèces : de Maillet et Robinet, un autre auteur du XVIIIe siècle qui s’inspira en partie du Telliamed. Notons que dans cet article tout patriotique, Darwin est absent alors que sa théorie parut en 1859. C’est que le propos est de rappeler que « l’hypothèse de la transformation des espèces est toute française ». Dans cette glorification nationale figure donc le fameux passage du Telliamed sur les poissons volants :
« Entraînés par l'ardeur de la chasse ou de la fuite [...] [les poissons] ont pu tomber à quelque distance du rivage, dans des herbages qui leur fournirent quelques aliments, tout en les empêchant de retourner vers la mer.
Alors, sous l'influence de l'air, les nageoires se fendirent, les rayons qui les soutiennent se transformèrent en plumes [...] ; la peau se couvrit de duvet, les nageoires centrales devinrent des pieds ; le corps se modela et, par une série d'autres petits changements, le bec et le col s'allongèrent […]
Que 100,000 [NB : « cent millions » dans l’original] aient péri sans avoir pu contracter l'habitude de vivre dans le nouveau milieu, il suffit que deux y soient parvenus pour avoir donné lieu à l’espèce. »
Dans le Telliamed, chaque espèce terrestre était ainsi en fait une espèce marine qui a subi cette modification – et l’homme, dans ce système, ne faisait pas exception. C’est ici qu’interviennent les hommes marins.
L’observation de monstres marins imaginaires n’est pas chose rare dans la France d’Ancien Régime. Le phénomène est à rapprocher des « rencontres » contemporaines avec des extra-terrestres : le mythe et la peur fascination pour l’inconnu sont à l’œuvre ici, et ce n’est pas par hasard que l’homme-marin de Terre-Neuve fut pris pour le spectre d’un suicidé (une des malemorts aboutissant souvent à un fantôme).
Les journaux du siècle des Lumières recensent plusieurs interactions de ce type. Ainsi en 1799, la Clef du cabinet des souverains nous apprend la rencontre d’un petit groupe de marins avec un entité inconnue un jour de mer agitée.
« En se retirant, elle [la mer] avait laissé dans une mare d'eau une espèce de poisson dont la tête ressemblait à celle d'un singe, et qui, au-dessous du cou, avait des bras et des mains comme ceux d'un homme. Le reste du corps couvert de poils, ainsi que le ventre, se terminait en queue de poisson.
Des pêcheurs l'ayant pris et attaché fortement à une pièce de bois, il poussa des cris lamentables et aigus : l'un d'eux lui donna un coup sur la tête qui lui fit faire des cris effrayans.
Un vieux marin leur dit qu'un matelot, en ayant tué un pareil il y a plus de trente ans, laissé par un coup de mer, mourut dans l'année, lui et toute sa famille. Cette histoire vraie ou fausse les effraya tellement qu'ils lâchèrent l'animal. »
Ici encore, la créature mi-homme mi-poisson est intrinsèquement menaçante et magique – l’attaquer provoquera la mort de plusieurs personnes. Mais la prudence qui pointe (l’histoire « vraie ou fausse ») en fin de relation montre déjà un autre contexte, tendant à une rationalisation qui nous est plus familière.
De fait, l’anecdote bordelaise circula, et quelques semaines plus tard, la Chronique universelle publiait cette interprétation : il doit s’agir vraisemblablement et simplement d’un lamantin, décrit par les explorateurs de la côte ouest-africaine comme le « poisson-femme ». Dès lors « tout le merveilleux se réduirait alors à son émigration » de l’Afrique vers Bordeaux.
Soixante-quatorze ans plus tôt, le traitement de notre homme marin hermaphrodite fut complètement différent. Le Telliamed utilisa le récit de la Relation publiée à Brest… pour démontrer que les hommes terrestres viennent en fait d’hommes marins échoués (abandonnant au passage la question épineuse de l’intersexualité de la créature). Les différences entre les hommes proviennent alors des différentes « races » d’hommes marins. Ainsi, les hommes-à-queue (autre motif mythologique récupéré et « scientifisé » dans le Telliamed), décrits traditionnellement comme hypersexualisés, poilus et agressifs, viennent d’une espèce particulière d’hommes marins pourvus d’un appendice caudal, etc.
Résumons : au milieu du XVIIIe siècle, le Telliamed propose à ses lecteurs une cosmogonie inédite, où la vie apparaît dans l’eau avant de se propager à la terre ferme – et les hommes sont, en quelque sorte, des tritons forcés de vivre hors de l’eau. L’ouvrage ne concevait pas réellement de passage entre les espèces – un homme vient d’un homme marin, tout comme le chien doit venir d’une sorte de chien marin, etc. Néanmoins, le propos était étonnamment nouveau. Pour l’étayer, son auteur (et ceux qui ont participé à la rédaction en partie collective de l’ouvrage) ont fait usage de mythes, principalement à propos des créatures marines. Ils donnèrent à ces mythes une fonction nouvelle : celle d’alimenter un système résolument nouveau, qui repoussait les limites du pensable – une histoire des espèces sur un temps extrêmement allongé, mais surtout une histoire dynamique, où le changement, même ponctuel (passage de l’eau à l’air), était fondamental.
À la rigueur, l’ampleur de la nouveauté du Telliamed importait peu. Si le texte était resté dans un tiroir, il n’aurait de valeur qu’anecdotique. S’il déplaça effectivement les cadres de pensée et ouvrit la porte à d’autres histoires des espèces, la chose devient entièrement différente. C’est là tout l’enjeu des lectures, des réceptions et, à terme, de l’impact de l’ouvrage. Pour cet aspect, les médias de l’information constituent une source particulièrement pertinente. Non que la presse soit nécessairement représentative de toute la population (ou même de ses lecteurs), mais son contenu fournit des indices précieux quant à la présence de thèmes et de grilles de lecture diffusées – une partie importante des éléments de réponse à la question de la réception d’un ouvrage.
Et celle du Telliamed fut extraordinairement ambivalente.
Moqueries, sarcasmes et ouverture du pensable
Dès sa parution, le Telliamed suscita la curiosité, sinon l’intérêt. Dans le mouvement global qu’on nomme « Lumières », la radicalité et la nouveauté de la thèse soutenue dans l’ouvrage touchaient une corde sensible chez l’élite lettrée. Mais la retranscription sans filtre de récits sur les hommes à queue, les hommes marins et autres monstres posa certains problèmes. À cet égard, et comme souvent à l’époque, ce fut Voltaire qui donna le ton.
Voltaire n’appréciait pas l’hypothèse d’un recouvrement global de la Terre par la mer comme explication de la présence de fossiles – pour plusieurs raisons (résonance avec le déluge, conceptions de la notion d’être vivant, etc.). Il employa donc sa mauvaise langue légendaire pour décrier à plusieurs reprises le Telliamed et Maillet, son auteur initial. C’est alors qu’eut lieu un phénomène étonnant. En cherchant à caricaturer et à railler, Voltaire formula, même sous couvert d’ironie, une thèse encore plus nouvelle et audacieuse que celle du Telliamed. Et, comme il s’agissait de Voltaire, ses commentaires eurent un grand retentissement et un long écho, devenant des références courantes, sinon obligées.
Ainsi, lorsque le Mercure universel, en 1792, fait le compte-rendu d’un ouvrage s’interrogeant sur l’histoire de la Terre, et mentionnant la découverte d’un cap de Patagonie entièrement composé de fossiles, le périodique ajoute :
« Ce fait n'eût pas été négligé par Telliamed, qui, pour nous servir des expressions de Voltaire,
Nous juge des poissons les enfans légitimes. »
Suivant Voltaire, « Telliamed » (l’alter-ego fictionnel et éponyme de Maillet dans l’ouvrage) affirmerait que nous provenons des poissons… Et par « poisson », il faut entendre « poisson » – et non « homme marin ». Voltaire avait écrit ailleurs : d'après Telliamed, « lorsque les eaux se sont retirées et ont laissé le terrain à sec, les poissons se sont changés en hommes ! Cela est fort beau, mais j'ai de la peine à croire que je descende d'une morue ».
Nous avons vu qu’en aucun cas le Telliamed ne va jusqu’à penser le passage du poisson à l’homme (ce qui serait à proprement parler une évolution des espèces). Le Telliamed ne dit, ni ne sous-entend jamais : « l’homme descend du poisson »… En prenant Maillet comme cible, Voltaire non seulement diffusa, mais encore amplifia et radicalisa le déplacement des cadres de pensée entamé par le Telliamed.
De ce fait, même ironiquement, en formulant ses railleries, le philosophe et écrivain faisait naître la possibilité de penser des choses fondamentalement nouvelles : la lignée poisson-homme, et plus généralement le passage biologique d’une espèce à une autre. Et l’on connut le Telliamed peut-être davantage à travers cette attaque que par son contenu même.
C’est ce que montre le Journal des débats et des décrets en 1803, dans une lettre contre l’héritage des philosophes du siècle précédent (et jouant sur l’antiphrase ironique) :
« Il est si doux de penser avec Telliamed que l’homme fut originairement poisson. »
D’une manière similaire, l’auteur qui cherchait en 1799 dans la Chronique universelle à rationaliser l’apparition d’un homme marin à Bordeaux en l’identifiant à un lamantin (supra), affirmait dans la même lettre que c’étaient sans doute des confusions de ce type qui avaient alimenté les histoires d’hommes marins de Maillet – « ce fou systématique [qui a] prétendu sérieusement que les hommes avaient été poissons dans l'origine ».
La lecture radicale apportée par ces sarcasmes diffusait et banalisait l’idée d’un transformisme et de passerelles entre les espèces qui, encore une fois, était bien absente du propos de l’ouvrage. Au-delà des idées mêmes de ce livre, et à rebours des intentions de discrédit de Voltaire, ces piques participaient directement d’un élargissement considérable de ce qui était pensable.
Sous cet angle, l’impact du Telliamed peut être considéré comme extrêmement profond, voire paradigmatique. Il ouvre la voie par exemple à l’hypothèse d’animal prototype de Diderot, (« prototype de tous les animaux dont la Nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes »), ou aux réflexions semblables d’un Jean-Baptiste René Robinet.
Le Journal des débats politiques et littéraires ne s’y trompe pas, qui retrace la « révoltante » histoire des idées de « ces hardis novateurs », ennemis de l'ordre et de la religion (juillet 1823) :
« On a peine à concevoir que l'esprit humain ait pu produire tant de sottises. [Maillet] nous fait sortir de l'Océan, et nous donne pour aïeux des carpes et des brochets ; Robinet nous fait naître d'un œuf [...]
Diderot imagine un animal prototype, père commun des hommes et des animaux. »
Les hypothèses audacieuses d’amateurs, de savants ou de philosophes du XVIIIe siècle sur l’histoire des espèces représentaient ainsi un point d’attaque privilégié, que ce soit entre lettrés (Voltaire contre Maillet), contre la « philosophie » et la révolution (comme dans le Journal des débats politiques et littéraires qui vient d’être cité), ou même contre toute spéculation savante.
C’est ainsi qu’en 1807 le Journal de l’Empire se moque de l'auteur d'un ouvrage sur l'histoire ancienne du globe, un écrivain (Fortia d'Urban) qui « entreprend de faire une histoire du globe avant le déluge, uniquement dans l'intention d'y trouver des preuves de l'antiquité des Bas-Bretons ». Et pis, avec force aide d’affirmations géologiques invérifiables d’après le journal :
« A-t-il assisté à la création pour savoir si positivement qu'il n'y avoit point de vallées sur le globe primitif, mais que les rivières les ont creusées ? [...]
Si M. de Fortia sait toutes ces belles choses, pourquoi ne nous apprend-il pas aussi comment le premier homme s'est formé ? Si c'étoit par cristallisation comme un minéral, ou bien si Adam a crû dans la terre comme un champignon ?
Ou bien si le père des humains fut d'abord un poisson, puis un singe, et à la fin un Bas-Breton ? »
Nous sommes ici un demi-siècle avant Darwin. Même par le biais du sarcasme, de telles phrases non seulement reflétaient (en les déformant) les préoccupations de certains savants sur l’histoire du monde, mais elles diffusaient encore un espace mental dans lequel il était envisageable de formuler des hypothèses radicales sur l’évolution. La conception d’une histoire non figée des espèces, profondément contre-intuitive, relève ainsi d’un processus culturel et scientifique long, sinueux et collectif.
Dans le développement de la théorie de l’évolution, beaucoup d’autres facteurs ont évidemment joué. Mais il reste que, dès lors que l’on considère la manière dont un ouvrage comme le Telliamed a été reçu et utilisé, en en faisant bon gré mal gré un ouvrage-pivot dans l’éclatement des cadres traditionnels de pensée, la thèse de Darwin descend en partie de l’homme marin hermaphrodite qui rendit une visite mythologique à un groupe de marins français, sur les côtes américaines septentrionales, un matin d’août 1720.
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Pour en savoir plus :
Artigas-Menant G., « Telliamed palimpseste. L’Indien, le missionnaire et le scribe », in : F. Moureau (dir.), De Bonne main : la communication manuscrite au XVIIIe siècle, Paris, Universitas, Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 128-141
Benìtez M., La face cachée des Lumières. Recherches sur les manuscrits philosophiques clandestins de l’âge classique, Paris, Universitas, Oxford, Voltaire Foundation, 1996
Charbonnat F., « Usages et réceptions du Telliamed chez les naturalistes durant la seconde moitié du 18 e siècle », in : Corpus, revue de philosophie, 2010, n° 59, p. 153-186
Cohen Cl., Science, libertinage et clandestinité à l’aube des Lumières. Le transformisme de Telliamed, Paris, PUF, 2011
Pépin F., « Diderot et l’ontophylogenèse », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 48 | 2013
Vuillemin N., « Hypothèse et fiction : les relations complexes de deux discours. Quelques remarques sur les stratégies discursives de J.-B. Robinet dans la philosophie de son temps. », in: Comètes, Revue des Litteratures d'Ancien Régime, n° 2 (Octobre 2005)
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Anton Serdeczny est historien, docteur en histoire de l’EPHE. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort, une histoire de la réanimation, paru aux éditions du Champ Vallon en 2018.