Que signifient ces annonces contradictoires ? Que s’est-il donc passé ?
Moscou, 30 août 1918, quartier de Zamorskvorestsie au sud de la « nouvelle » capitale du non moins récent État soviétique. Le président du Conseil des commissaires du Peuple Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine sort de l’usine d’armement Mikhelson. Il vient d’être acclamé par les ouvriers et converse avec des moscovites présents dans la cour de l’usine. Il s’apprête à monter dans sa voiture lorsque claquent plusieurs coups de feu.
Deux balles font mouche, et l’architecte du totalitarisme s’effondre. L’Œuvre rapporte qu’il a été touché au cou et à l’omoplate. Le chauffeur se saisit du blessé qui saigne abondamment et l’emmène tout droit au Kremlin, de peur que d’autres conjurés n’achèvent leur victime.
Le lendemain de l’attentat, La Pravda publie un communiqué officiel que Le Soir reproduit. Les coupables sont naturellement déjà désignés :
« Les coupables ont été arrêtés, leur identité sera établie et il est hors de doute qu'on trouvera là aussi les traces d'un complot des partisans de la droite et des individus à la solde des anglo-français […]
A l'attentat qui a été commis sur le chef des prolétaires, ceux-ci répondront par un système de terreur impitoyable contre tous les ennemis de la révolution...
Vous frapperez un coup décisif contre les bourgeois et vous assurerez définitivement les conquêtes de la révolution d'octobre. La meilleure garantie du triomphe de la classe ouvrière est le calme et la méthode.
Tous à vos postes ! Le président du Comité central exécutif, SVERDLOFF. »
Les « coupables arrêtés » sont une seule, on l’appelle Dora. Elle s’appelle Fanny, elle est née à Kiev, en Ukraine, dans une famille juive.
On a dit qu’elle s’était enfuie sur un navire, mais la jeune socialiste a été arrêtée sur place et conduite immédiatement dans les geôles de la Tcheka, pour cinq jours abominables.
Plus que son mobile ou ses raisons, c’est son profil qui interpelle. Son courage aussi.
Pour Le Petit Parisien, citant des sources allemandes, il s’agit de la « célèbre terroriste Dora Kaplan », une militante socialiste, tout d’abord marquée par l’anarchisme. Comme ses confrères, le journal souligne le fait que la jeune trentenaire avait précédemment attaqué un commissaire de la police, « redouté de façon générale et haï par les révolutionnaires » tandis que celui-ci la soumettait à un interrogatoire. Elle avait été alors dénoncée comme membre du Parti socialiste révolutionnaire par un agent infiltré et avait écopé de treize ans de travaux forcés, en Sibérie. Elle avait réussi à s’échapper.
L’Œuvre présente à ses lecteurs la « Charlotte Corday » russe :
« Celle qui voulut tuer Lénine a trente ans. Elle est née en Russie méridionale de parents Israélites et a fait ses études en pharmacie et en philosophie.
Dès 1905 elle s'intéressa au mouvement révolutionnaire et fut arrêtée à Kiev comme faisant partie d'un groupe anarchiste. Elle s'évada de prison en 1906 avec trois de ses amies, habillée en infirmière. Mais elle commit l'imprudence d'indiquer sa demeure à Azef, le célèbre agent provocateur russe ; elle fut arrêtée quelques jours après sa fuite.
Pendant ce nouveau séjour, Dora avait pu se procurer un couteau, et comme le chef de la gendarmerie russe, le générai Nowitzchke, lui proposait de l'enrôler dans la police. Dora se servit de son arme et blessa légèrement le fonctionnaire. Cela lui valut d'être déportée en Sibérie. »