Les sportifs au front : athlètes et soldats pendant la Grande Guerre
Le 3 août 1914, deux jours après l’ordre de mobilisation générale en France, Henri Desgrange, directeur du journal L’Auto, signait l’édito du jour et le prénommait « Le grand match ». Comme tout soldat, l’athlète est dès lors mobilisé – et doit combattre.
Camille Morata est professeur d’histoire-géographie au lycée. Il est l’auteur de la thèse « De la médaille à la mitraille : Commémorer les sportifs tombés au champ d'honneur européen de la Première Guerre mondiale », qui aborde les pratiques mémorielles entourant les figures sportives – célèbres et anonymes – ayant péri au cours du premier conflit mondial.
Propos recueillis par Lucas Alves Murillo
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RetroNews : Au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, et face au besoin humain évident, les sportifs deviennent-ils des soldats « comme les autres » ?
Camille Morata : Tout d’abord, il existe une grande disparité parmi les personnes auxquelles nous pouvons accoler le statut de « sportif ». J’en dégage cinq grandes catégories : les grandes vedettes – tels Georges Carpentier et Jean Bouin – qui voient la guerre comme une césure dans leur carrière. On y retrouve l’élite sportive. Ceux que j’appelle les « sportifs de quartier » : le pratiquant lambda, jouant à un faible niveau et mobilisé tel un soldat ordinaire. Nous avons ensuite les amateurs : ceux aimant le sport sans forcément le pratiquer, le « sportsman » à l’anglaise, qui apprécie toute une philosophie se rattachant au sport. Les pratiquants : appartenant à des sociétés de gymnastique dans une logique conscriptive, celle de la défense du pays. Enfin, une dernière catégorie se créant au cours du conflit : les « initiés », ceux qui découvrent la pratique sportive dans le cadre de la guerre, qui l’intègrent, avant de rapporter celle-ci chez eux.
Les sportifs deviennent dès lors des soldats comme les autres. En ce sens, ils sont mobilisés comme les autres. Le rôle de la presse est très important dans cet esprit : L’Auto, dès le 4 août 1914, dresse la liste des sportifs mobilisés, avec notamment un article intitulé « Où vont les coureurs cyclistes ? », avec les noms et les régiments dans lesquels ils sont déployés. On peut citer Eugène Christophe, célèbre coureur [six fois champion de France de cyclo-cross entre 1909 et 1914, NDLR], que l’on retrouve dans la liste au 119e régiment de ligne.
Durant les premiers mois de la guerre, nous faisons face à une chasse à l'embusqué visant les athlètes de haut niveau, à laquelle participe la presse. En effet, au moment du déclenchement du conflit, certains sportifs se trouvent à l’étranger pour des compétitions, à l’instar de George Carpentier et Jules Miquel. Le second, cycliste, se trouve à Berlin. Il rentre au plus vite en France pour rejoindre son régiment à Montpellier, et envoie une lettre à Henri Desgrange, patron de L’Auto, dans laquelle il dit que les soldats ne « reculerons devant aucun sacrifice ».
Ce même journal comptabilise d’ailleurs les retours des sportifs, et va parfois même enquêter pour savoir si tel ou tel sportif est bien à l’étranger, et non pas en train de se dérober. Carpentier, l’un des athlètes et boxeurs les plus célèbres de son temps, se trouve à Londres. Le 5 août, L’Auto publie l’article suivant : « Et George Carpentier ? ». Nous apprenons que nous sommes sans nouvelles de lui, bien qu’il soit mobilisable. Il rentre également précipitamment et est affecté dans l’aviation, après un passage par les services automobiles. En étant tout d’abord éloigné des lignes de front, il passe malgré lui pour un « embusqué ». Il est d’ailleurs apostrophé par un autre soldat qui lui lance : « La guerre pour toi cela se passe Boulevard Saint-Germain ! ».
Enfin, d’autres, sont démobilisés pour raisons médicales, comme Octave Lapize [cycliste, vainqueur du Tour de France en 1910, NDLR].
Vous avez longuement évoqué le boxeur Georges Carpentier, et cité le cycliste Eugène Christophe. Nous pouvons également relever les noms de Marius Royet, footballeur, et d’Arnaud Massy, golfeur, pour constater toute la diversité des sportifs et sports pratiqués : les affectations et considérations militaires fluctuent-elles en fonction de ces données ?
Une loi d’avant-guerre permet à un soldat devançant l’appel à la mobilisation – en se portant volontaire – de choisir « l’arme » dans laquelle il est incorporé, à l’exception des services ferroviaires. En ce qui concerne les sportifs que j’ai étudiés, ceux adoptant pareille attitude ne le firent pas par « évitement », et nombreux sont ceux à choisir l’infanterie. C’est l’arme la plus vulnérable durant le conflit.
Arnaud Massy, très grand golfeur, qui est d’ailleurs encore aujourd’hui le dernier français à avoir remporté un master de golf, est incorporé dans la marine. Une décision motivée par son passé de mousse.
Octave Lapize est un cas plus intéressant : tout d’abord ajourné pour surdité, il s’engage à la mi-août 1914 dans les services automobiles. Souhaitant initialement être aviateur, il intègre l’aviation de combat en février 1917. Malheureusement, il est abattu cinq mois plus tard lors d’un combat aérien. Il est un des trois vainqueurs du Tour de France – avec Lucien Petit Breton et François Faber – à perdre la vie pendant le conflit.
L’aviation attire de nombreux sportifs : des cyclistes, des pilotes automobiles… On peut expliquer cet attrait par leurs connaissances mécaniques. Des compétences qui facilitent l’obtention du brevet de pilote. Une escadrille composée par les seuls sportifs est même créée. Nous disposons de nombreux compte-rendus dans la presse qui évoquent les affrontements aériens, et cette popularité permet également aux sportifs de retrouver toute l’adrénaline et la médiatisation que leur apportait leur pratique sportive. Enfin, cette attirance peut s’expliquer par les conditions de vie de l’aviateur, qui dispose d’une certaine autonomie, à la différence du poilu.
Vous abordez la presse sous sa forme écrite, mais cette dernière existe également au travers de la photographie, exposant parfois l’athlète en temps de guerre. Comment comprendre pareil phénomène ?
Le cas d’Eugène Maës est intéressant. Celui-ci est annoncé tué au cours du conflit, et un match de bienfaisance est joué afin de récolter de l’argent pour sa « veuve ». Alors que la collecte a déjà eu lieu, on prend connaissance de l’erreur. Le joueur est simplement blessé, et l’argent récolté sert à acheter des ballons qui sont envoyés sur le front. Le journal L’Auto se charge d’ailleurs bien souvent de collecter et d’envoyer des ballons aux soldats.
Au sujet de la place de la photographie, il faut d’abord distinguer deux types de presse sportive : celle quotidienne, et purement écrite, puis celle hebdomadaire ou trimestrielle, comme L’Écho des Sports et Sporting. Ce dernier adopte un titre belliqueux au cours du conflit, en devenant Sporting – Édition de la Grande Guerre. La ligne éditoriale s’adapte également. Les photographies de la presse sportive mettent en scène un « réarmement moral », en accolant des attributs militaires aux sportifs, afin de démontrer toute leur participation à l’effort de guerre, chassant l’image de l’embusqué par la même occasion.
Autre grand sportif, autre une illustrée : Georges Carpentier dans l’édition du 15 juin 1916 de La Vie au grand air. On apprend grâce au magazine sportif que le boxeur a effectué une démonstration de ses talents, à l’initiative de ses chefs d’escadrille. Quelle est la place de ces événements sportifs sur le front ?
Le boxeur fait partie de ces grands sportifs épargnés par le conflit. Pendant un temps, il forme les nouveaux appelés, les moniteurs sportifs en particulier. C’est d’ailleurs le point de départ du bataillon de Joinville [unité militaire de l’armée française accueillant des appelés sportifs, NDLR]. C’est également le cas de certains golfeurs, tels Jean Gassiat, qui forment sportivement certaines troupes, dans le cadre de ce qui peut aujourd’hui se comparer à un rôle de préparateur physique.
Ces sportifs, via leurs activités sur le front, sont tenus écartés des combats, avant que la pression médiatique ou leur volonté propre ne les tournent vers un engagement au plus près des lignes ennemies ; Georges Carpentier fut aviateur et survolera le fort de Douaumont [l’un des lieux emblématiques de la bataille de Verdun en 1916, NDLR]. Cette photographie de Carpentier incarne tout ceci.
Dès la fin du conflit, durant l’été 1919 plus précisément, se déroulent ce que l’on appelle les « Jeux interalliés ». À quels objectifs répondent ces derniers ?
Ces jeux émanent de différentes volontés. Tout d’abord, il faut situer l’événement : à Paris, alors que se déroule la conférence du Traité de Versailles. La première des volontés est celle de la punition des vaincus. Ces jeux « interalliés », comme leur nom l’indique, sont réservés aux seuls alliés, en mettant de côté les sportifs des empires centraux. Ces derniers sont d’ailleurs également exclus des Jeux olympiques d’Anvers, se déroulant en 1920.
Ensuite, il faut bien savoir que la démobilisation est un processus long : c’est un moyen d’occuper tous ces athlètes. Organiser cet événement c’est aussi vérifier la faisabilité des Jeux à venir, face à l’hécatombe. On se rend alors compte qu’une relève existe, et que certains sportifs engagés sont en état de reprendre leur carrière, ce qui rassure grandement Pierre de Coubertin. Néanmoins, aucune pratique mémorielle, telle une minute de silence, n’est à signaler. Enfin, ces jeux motivent la construction d’un nouveau stade, dans le bois de Vincennes, le stade Pershing, du nom de John Pershing [commandant du corps expéditionnaire américain s’engageant à partir de 1917, NDLR].
Au lendemain de la guerre, dans quel état se trouve le sport français ?
L’historien Paul Dietschy a beaucoup travaillé sur ce sujet, en qualifiant cette guerre de « victoire à la Pyrrhus » pour le sport français. Ce dernier se structure largement, mais doit également payer un lourd tribut humain. L’image d’Épinal tend à faire croire que la France découvre le sport durant la Première Guerre mondiale – sinon que celui-ci se démocratise. Le monde rural connaît en partie le sport, même si certains poilus rapportent chez eux les pratiques connues sur le front. On peut également rappeler que pendant le Tour de France, avant la guerre, le journal L’Auto se tire déjà à plus de 300 000 exemplaires.
Ce qui est sûr, c’est qu’il se dote de structures nouvelles : en 1919 est créée la Fédération française de football, la même année que celle du rugby. Même si le sport reste officiellement amateur, les sportifs accèdent à un nouveau statut, et nombreux sont ceux qui peuvent désormais vivre de leur pratique.
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Camille Morata est professeur d’histoire-géographie au lycée. Il est l’auteur de la thèse « De la médaille à la mitraille: Commémorer les sportifs tombés au champ d'honneur européen de la Première Guerre mondiale ».
