Lorsque des « brigands » saccageaient les réserves de blé du Royaume
En 1775, dans plusieurs villes aux alentours de Paris, de mystérieux individus vandalisent de nombreuses réserves de blé et de farine destinées à l’usage du peuple – sans jamais le consommer. Le jeune Louis XVI s’insurge.
Au début du mois de mai 1775, de nombreuses villes des environs de Paris connaissent une violente et inexplicable vague de vandalisme. Dans les communes de Pontoise, Saint-Germain, Versailles et Paris, des malfaiteurs pillent les réserves de blé et de farine, saccageant au passage moulins et habitations de laboureurs ou de boulangers.
Alerté de ces agissements, le jeune roi Louis XVI, alors âgé d’à peine vingt ans – il ne sera sacré que quelques semaines plus tard –, prend la parole afin d’exiger la répression immédiate de ces crimes.
Ainsi, dans une déclaration faite à Versailles le 5 mai 1775, et rapportée par La Gazette du Commerce, le dernier roi de l’Ancien Régime s’adresse aux prévôts généraux des maréchaussées, dont le rôle est de maintenir l’ordre dans le Royaume :
« Nous sommes informés que depuis plusieurs jours, des brigands attroupés se répandent dans les campagnes pour piller les moulins et les maisons de laboureurs ;
que ces brigands se sont introduits, les jours de marché, dans les villes, et même dans celle de Versailles et dans notre bonne ville de Paris ; qu’ils y ont pillé les Halles, forcé les maisons des boulangers et volé les blés, les farines, et le pain destiné à la subsistance des habitants desdites villes et de notre bonne ville de Paris ;
qu’ils insultent même sur les grandes routes ceux qui portent des blés et farines ;
qu’ils crèvent les sacs, maltraitent les conducteurs des voitures, pillent les bateaux sur les rivières, tiennent des discours séditieux afin de soulever les habitants des lieux où ils exercent leurs brigandages, et de les engager à se joindre à eux ;
que ces brigandages, commis dans une grande étendue de pays aux environs de notre bonne ville de Paris, et dans notredite bonne ville même le mercredi 3 de ce mois, et jours suivants, doivent être réprimés, arrêtés et punis, afin d’en imposer à ceux qui échapperont à la punition, ou qui seraient capables d’augmenter le désordre. »
Afin de faire cesser ces actes de vandalisme, le roi exige de la maréchaussée des sanctions immédiates :
« Les peines ne doivent être infligées que dans les formes prescrites par nos ordonnances ; mais il est nécessaire que les exemples soient faits avec célérité. [...]
Nous ordonnons que, tant dans notre bonne ville de Paris, que dans toutes les autres villes et lieux où se commettront lesdits excès, ceux qui ont été jusqu’à présent, ou seront à l’avenir arrêtés, soient remis aux prévôts généraux de nos maréchaussées, pour leur procès leur être fait et parfait en dernier ressort, ainsi qu’à leurs complices, fauteurs, participants et adhérents, par lesdits prévôts généraux et leurs lieutenants. »
Cependant, les mises à sac des marchés et moulins se poursuivent les jours suivants.
Les auteurs de ces méfaits, comme le rapporte La Gazette en date du 12 mai, ne seraient pas des nécessiteux, volant pour leur survie, puisque ceux-ci n’emportent jamais le blé qu’ils trouvent dans les réserves. Ils se contentent en effet de le détruire, anéantissant dans le même temps les moyens de subsistance des populations locales :
« Les mêmes brigands qui avaient enlevé le bled [sic], la farine, le pain à Pontoise, à Saint-Germain, à Versailles, sont venus ici piller la halle au pain, les différents marchés et les boulangers, ils se sont ensuite répandus dans les villes, bourgs et villages qui avoisinent la capitale.
Ce n’est pas le besoin qui a porté ces malheureux à ces excès. Ils ne manquent ni de pain ni d’argent. Ils laissent même de l’or dans les lieux où ils fixent les blés et le pain au-dessous de leur valeur.
Il est évident qu’ils n’ont d’autre but que de dépouiller les propriétaires, de ruiner les fermiers et laboureurs et d’anéantir la subsistance qu’ils jettent et qu’ils dispersent. »
Ces actes de pillage se multiplient en France dans un contexte frumentaire tendu, celui de la « guerre des farines » du printemps 1775. En effet, après les mauvaises récoltes des étés 1773 et 1774, le prix des céréales – et donc du pain – a connu une hausse significative. Plusieurs émeutes éclatent au même moment dans les régions du nord, de l'est et de l'ouest de la France.
On a donné à ce type d’émeutes, accompagnées de vols et de destructions, le nom de « révoltes frumentaires ». D'autres soulèvements similaires avaient déjà eu cours dès la fin du XVIIe siècle et régulièrement au cours du XVIIIe siècle. Elles se déclenchaient généralement au moment d'une hausse de prix temporaire du blé, ou lorsque certains marchés locaux n'étaient pas suffisamment approvisionnés.
À travers les pillages et destructions de 1775, les émeutiers expriment ainsi leur mécontentement face à l'édit de Turgot (13 septembre 1774) établissant la libéralisation du commerce des grains, et incitant les propriétaires de grains à spéculer afin de générer un maximum de profit.
C’est dans cette conjoncture que la même semaine, dans la ville de Méry-sur-Oise, la situation dégénère : les habitants, entraînés par ceux que l’on reconnaît désormais sous le terme de « brigands », cèdent également à la tentation du pillage et s’adonnent au vol des denrées.
Comme le rapporte La Gazette, le curé de la ville est obligé d’intervenir afin d’éviter l’escalade des saccages :
« Les brigands qui courent les villes et les campagnes pour enlever et détruire la subsistance du peuple, s’étant rendus à Méry-sur-Oise, y ont pillé un bateau de bled [sic], et ont excité les habitants du lieu à se joindre à eux et à voler le grain.
Le curé, par un prône touchant et par les exhortations qu’il a faites dans tous les hameaux où il s’est transporté, a déterminé tous les paroissiens à rendre ce qu’ils avaient pris, tant en blé qu’en farine, ce qui a été complètement exécuté. »
Grâce à l’intervention de l’homme d’Église – lequel est par ailleurs remercié par le roi et gratifié d’une pension –, les choses rentrent toutefois rapidement dans l’ordre.
La Gazette indique que les habitants rendent même leurs larcins, encouragés par une grâce royale :
« Le roi a fait publier un ban par lequel il fait grâce à tous ceux qui n’étant ni les chefs, ni les instigateurs du désordre, ont été entraînés dans les attroupements par l’exemple et la séduction, à condition qu’ils restitueront en nature ou en argent les grains, farines et pain qu’ils auront pillés, ou qu’ils se seront fait donner au-dessous du prix courant. »
Après la répression de l'armée royale et la pendaison en place de Grève [lire notre article sur le sujet] de deux émeutiers à titre d’exemple, les émeutes dites frumentaires de 1775 vont rapidement cesser.
Afin de calmer la population, Louis XVI annonce le contrôle des prix du blé et impose aux propriétaires des stocks de blé de vendre leurs produits à des prix désormais fixes et imposés.
En 1793, un corpus de lois interdisant notamment la spéculation sur les denrées essentielles sera par ailleurs adopté par la Convention. Toutefois, d'autres révoltes frumentaires auront lieu en France après la Révolution, jusque dans les années 1850.
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Pour en savoir plus :
Louise A. Tilly, La révolte frumentaire, forme de conflit politique en France. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 27ᵉ année, N. 3, 1972
Guy Lemarchand, Les troubles de subsistances dans la Généralité de Rouen (seconde moitié du XVIIIe siècle). In: Cahier des Annales de Normandie n°30, 2000. Féodalisme, société et Révolution Française : études d'histoire moderne, XVIe-XVIIIe siècles / Guy Lemarchand.
Guy Lemarchand, Troubles populaires au XVIIIe siècle et conscience de classe : une préface à la Révolution Française. In: Annales historiques de la Révolution française, n°279, 1990. pp. 32-48.