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En 1888, 1400 ouvrières de l’usine d’allumettes Bryant & May se mettent en grève pour protester contre leurs conditions de travail. Et surtout refuser l’utilisation du phosphore, qui déforme la mâchoire de celles qui le respirent.
Tout commence par un article paru dans l’hebdomadaire anglais The Link. Sous le titre « White slavery in London » (« Esclavage blanc à Londres »), la journaliste et militante socialiste Annie Besant dénonce les épouvantables conditions de travail des ouvrières de la manufacture d’allumettes Bryant & May.
Ces « matchgirls » – souvent des adolescentes – travaillent plus de 12 heures par jour pour 4 shilling par semaine (pas assez pour payer le loyer d’une chambre), sont à peine nourries dans l’usine et sont, de plus, soumises à des amendes si leurs mains ou leurs pieds sont jugés sales sur leur lieu de travail.
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Par dessus tout, elles travaillent au milieu des gaz du phosphore utilisé pour fabriquer les allumettes. Le phosphore provoque des ostéonécroses de la mâchoire, déformant le visage et entraînant d’insupportables douleurs. Le « phossy jaw » (pour « phosphorus necrosis of the jaw ») touche de nombreuses ouvrières de la manufacture.
Lorsque l’article paraît, l’émoi est grand. Le premier geste de la direction de Bryant & May est alors de licencier les ouvrières qui ont parlé avec Annie Besant. Ce renvoi met le feu aux poudres. Le 6 juillet, les « matchgirls » cessent le travail.
« Les ouvrières de la fabrique d'allumettes de MM. Bryant et May, au nombre de 1000 ou 1200 se sont mises en grève hier.
La cause première de cette grève est un article de journal donnant certains détails sur la manière dont les ouvrières sont traitées dans cet établissement et sur le système des amendes qui y est mis en vigueur. L'ouvrière, soupçonnée d'avoir donné des renseignements aux journaux, a été aussitôt remerciée ; mais ses camarades ont menacé de quitter la fabrique et elle a été reprise.
Après cela, la maison a voulu faire signer à ses ouvrières une déclaration démentant les faits exposés dans l'article du journal en question. Les ouvrières ont refusé et se sont mises en grève.
Elles se montrent très résolues et prêtes à soutenir la lutte jusqu'au bout. La grève de ces femmes prive de travail un assez grand nombre d'ouvriers et fait subir des pertes considérables à la maison. »
Le Temps précise le montant dérisoire du revenu des ouvrières et rapporte la façon dont le patron continue, sans vergogne, d’amputer leur salaire.
« On reproche aux propriétaires la modicité des salaires : une enfant gagne par semaine 5 francs, une femme gagne en moyenne 10 ou 12 francs et ne peut jamais gagner au-delà de 17 francs.
On accuse M. Bryant, non pas d’avoir élevé une statue à M. Gladstone, mais d’avoir fait payer en partie cette statue par ses ouvrières en leur retenant à chacune 1 fr. 25, et en les privant d’une demi-journée de travail le jour de l’inauguration du monument. »
Cette grève est exceptionnelle. Tout d’abord par son ampleur – le débrayage concerne quelque 1400 ouvrières –, mais aussi parce que ce sont des femmes qui se révoltent. Des femmes qui n’appartiennent à aucun syndicat et qui tiennent tête à la puissante manufacture avec le soutien d’Annie Besant, et l’aide financière de deux associations : les Fabiens (club politique de centre-gauche) et la Social Democratic Federation (organisation socialiste).
En Angleterre, les journaux sont divisés sur la véracité de l’article de Besant et sur la question de la grève. En France, le populaire journal de droite Le Figaro, certain que les ouvrières sont « manipulées », pointe la menace d’une délocalisation de l’usine.
« La Société pour la protection des femmes a déterminé les ouvrières de fabrique d'allumettes de MM. Bryant et May à se mettre en grève.
1500 femmes et jeunes filles, soutiens de leur ménage ou de leurs parents, sont depuis quatre jours sans travail, mais ladite Société engage ses adhérents à ne plus acheter des allumettes Bryant et May. N'est-ce point là une triste compensation pour ces malheureuses qui vont mourir de faim ?
Les griefs exposés par les ouvrières ne reposent sur aucune base sérieuse, et MM. Bryant et May sont déterminés à aller installer leurs ateliers en Norvège plutôt que de céder.
La Société protectrice des droits féminins aura atteint ce but de priver un faubourg de Londres d'une industrie qui faisait vivre deux ou trois mille familles. »
Pendant deux semaines, les ouvrières tiennent bon. L’affaire est même portée au Parlement, provoquant un débat au cours duquel une délégation de grévistes est entendue. Le 12 juillet, le journal de centre-droit Le Temps croit savoir que la grève est sur le point de s’arrêter.
« La grève des ouvrières de MM. Bryant et May va prendre fin : sur les 1400 qui avaient quitté la fabrique d’allumettes, 140 sont déjà rentrées dans les ateliers, et les autres sont disposées à en faire autant.
Ces malheureuses sont victimes de mauvais conseils, et leurs plaintes ne sont nullement fondées. Beaucoup d’entre-elles sont sans parents et, leur paye reçue la semaine dernière étant déjà dépensée, elles ne savent pas comment manger. […]
Elles commencent à comprendre qu’elles ont été trompées et refusent d’obéir aux insinuations des socialistes, qui les engagent à aller à Trafalgar-Square, comme si Trafalgar-Square était une panacée universelle pour soulager toutes les misères. »
En fait, les ouvrières négocient avec le propriétaire de l’entreprise, qui commence à souffrir de la mauvaise publicité.
Le 16 juillet, toujours aidées d’Annie Besant, elles formulent un accord incluant l’abolition des amendes et des retenues sur salaires injustifiées, la possibilité de se plaindre à la direction sans passer par les contremaîtres – qui étouffaient les affaires –, et surtout de pouvoir prendre leur repas dans une pièce séparée afin que que la nourriture ne soit pas contaminée par le phosphore.
William Bryant signe l’accord et réintègre même les ouvrières licenciées. Les grévistes ont gagné.
« La maison a fait des concessions importantes aux ouvrières et celles-ci se sont déclarées satisfaites. À l'heure qu'il est, elles ont repris leur travail.
Le Standard, en commentant les faits, regrette que les directeurs de la fabrique n'aient pas cédé plus tôt et qu'il ait fallu l'intervention de l'opinion publique pour effectuer une réconciliation entre les patrons et leurs ouvrières.
La compagnie Bryant et May donne de très beaux dividendes, et elle aurait bien fait de se montrer généreuse sans attendre que l'opinion lui forçât la main, en quelque sorte.
Le résultat de la grève et de l'attitude prise par la compagnie est, dit ce journal, de nature à encourager l'idée que le seul moyen qu'ont les travailleurs d'améliorer leur sort est de recourir à une agitation bruyante. C'est, dit-il, de la part d'une compagnie prospère, donner un dangereux enseignement.
À un autre point de vue, il y a lieu de reconnaître l'utilité du système des arbitrages qui a permis de régler rapidement une querelle qui menaçait de causer une grande perturbation dans les quartiers ouvriers de Londres et de jeter sur le pavé 1200 à 1500 femmes dont la misère, au bout de quelques jours, eût été profonde. »
Lorsque les ouvrières reprennent le travail, la dénonciation de la dangerosité du phosphore ne s’éteint pas. Annie Besant, devenue représentante élue du quartier au conseil municipal de Londres, mène campagne contre l’utilisation de cet élément dans la fabrication des allumettes.
En 1901, Bryant & May annonce l’abandon du phosphore jaune. En 1908, l’Angleterre interdit définitivement l’utilisation des phosphores blancs et jaunes dans tous types d’allumettes.