Contre la « grippe espagnole », le monde se couvrait de masques préventifs
Au début de l'année 1919, alors que le virus se diffuse à l’international, le masque de prévention – au même titre que la quinine ou le grog à l’alcool – fait figure de méthode prophylactique de première main. La presse relaie cet empressement soudain pour l’isolation des visages.
Lors de la pandémie de « grippe espagnole », les médecins semblent largement impuissants. Des mesures d'hygiène et des consignes d'isolement des malades, difficiles à appliquer en temps de guerre, aident péniblement à contenir la maladie. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le virus, qu'on appelle encore « microbe » et qui n'est pas encore connu avec certitude, remplace les peurs anciennes en se greffant à de nouvelles – notamment, la crainte du bolchevisme.
« Car après les gaz boches, voici qu'il faut nous défendre contre les microbes espagnols, asiatiques, ou autres, qui courent les rues. »
Dans un contexte économique et social difficile, à partir de la seconde vague épidémique de l'automne 1918, la grande presse commence de plus en plus à relayer des conseils d'hygiène et autres mesures de distanciation sociale publiés par l'Académie de médecine pour éviter que la maladie ne se propage : ne pas se rendre à d’éventuels rassemblements, ne plus balayer les rues à sec, désinfecter les habitations, laver les vêtements, notamment ceux en contact avec la peau.
On tâtonne également sur les remèdes possibles. La quinine est évoquée comme une solution miracle tout comme l'utilisation préventive de l'eau de javel (diluée à l'eau chaude en gargarismes, cependant) ou celle de l'alcool. En Angleterre c'est plutôt le whisky ou le gin qui sont utilisés, en France on y ajoute les grogs au rhum.
Des charlatans vantent des cures miraculeuses, comme le « Grippécure » ou le « Révulsif boudin », qui existait déjà avant la guerre. Même dans L'Auto-vélo on trouve divers conseils pour un traitement préventif, « abortif » ou curatif. Le masque fait aussi partie de ces mesures prophylactiques à partir d'octobre 1918. Pour le journal sportif, il doit être porté par ceux qui soignent les malades, au même titre que la blouse, le bonnet et les gants de caoutchouc.
Mais à cette date, les spécialistes ne sont pas encore tous d'accord sur son efficacité : pour soigner un malade « il ne semble pas très utile de mettre un masque », s'exclame le Docteur L... dans L'Œuvre du 22 octobre 1918.
« Si le microbe de la grippe est un virus filtrant, c'est-à-dire qu'il traverse le filtre Chamberland, ce n'est pas un de gaze qui l'empêchera d'arriver jusqu'à vous. »
Au début de l'année 1919 en France, alors que la propagation est mondiale et qu'on plonge dans la troisième phase de la maladie, le carnaval est interdit, et une partie de la presse joue sur les mots pour se moquer du masque :
« Nous n'aurons pas encore pour 1919 un carnaval complet.
Au prix où est la viande, on ne saurait penser aux réjouissances du “bœuf gras”.
La Préfecture de police interdit, en raison de l'épidémie de grippe, le jet des confettis et des serpentins.
Mais il est question très sérieusement de masques. On parle même du masque obligatoire ! »
La presse satirique a véritablement dans cette affaire une fonction cathartique. Dans ce dessin du 29 mars 1929, plutôt qu'un carnaval, Le Rire évoque ainsi une grotesque procession funéraire avec des masques vénitiens que n'aurait pas reniée Ensor.
Mais de quels masques parle-t-on au juste ? Faut-il ressortir les masques à gaz hérités d'une guerre dont on sort lentement et dont nous dit Le Matin, les « enseignements ne sont pas perdus » ? Ou, s'agit-il comme dans le dessin du Rire, de masques de carnaval voire de ceux qu'utilisent les cambrioleurs comme celui de cet homme en uniforme de soldat qui, avec un complice, a dévalisé un tailleur à Lyon ? Non, les masques de 1919 seront plutôt des masques de gaze…
Hier, comme aujourd'hui, on recourt aux experts... À l'automne 1918, pour Le Matin, « une simple compresse hydrophile trempée dans de l'eau bouillie et attachée par un petit cordon » suffit. En février 1919, pour le professeur Vincent, savant bactériologiste, pas la peine de ressortir les masques du temps de guerre.
« Comme c’est par la parole […] et surtout par la toux et l'éternuement que le microbe se propage, […] en conséquence, on doit tousser et éternuer dans son mouchoir. »
Pour ce faire peut, on peut prendre un « simple bandeau fait de six bandes de gaze, un peu comme les voilettes des chapeaux féminins, mais appliqué sur le nez et la bouche. » Selon lui, c'est surtout utile « pour les personnes qui soignent et même visitent seulement les blessés ». Il a même pensé à une version plus féminine, « un modèle plus élégant que les femmes pourront porter à l'instar d'une voilette ».
Selon le professeur Roux de l'Institut Pasteur, ce n'est pas six mais huit fois qu'il faut plier la bande de gaze dûment trempée d’antiseptique.
Pour La Croix (26 mars 1919), les masques doivent être agréés par le personnel médical et « constitués par plusieurs épaisseurs de gaze maintenues par une monture métallique devant la bouche et le nez ». Ils rappellent ainsi les cagoules portées pendant « les épidémies formidables du temps passés, la peste notamment. »
Le Pêle-mêle du 12 janvier 1919 se moque lui d'un certain docteur Marchoux qui prône la voilette pour se protéger.
Au début de l'année 1919, les quelques articles de presse consacrés à la grippe qui évoquent les masques font aussi état, plutôt avec étonnement, des mesures prises dans d'autres pays :
« Il est maintenant avéré que c'est en respirant que nous attrapons le microbe encore inconnu de la grippe.
Il est également démontré que l'on obtient une indemnité pour ainsi dire complète, par l'emploi du masque de gaze imprégné d'un antiseptique quelconque.
En Australie, où l'épidémie a fait et fait encore des ravages, le gouvernement a pris une mesure radicale. »
L’administration australienne a en effet décrété le port du masque obligatoire. Plusieurs États américains vont eux aussi recourir à ces mesures coercitives, notamment la Californie, où les contrevenants sont punis de peines de prison. Et alors que les troupes ne sont pas toutes démobilisées – loin de là –, des infirmières américaines cousent des masques pour équiper les soldats qui se battent encore à l'extérieur du pays.
En Angleterre, sans aller jusqu'à l'obligation, on tente de persuader la population par le biais d'une intense campagne de presse ; celle-ci semble porter ses fruits si l'on en croit les articles de la presse française ou cette photographie proposée en couverture d’Excelsior le 26 février 1919.
On évoque le pragmatisme des Anglais pour expliquer la diffusion rapide de ces masques « comme au temps de la grande guerre ».
En France, lors de la séance de débats parlementaires du 25 octobre 1918, le sous-secrétaire d'État de l'intérieur, le radical Ernest Émile-Favre rappelle que, parmi les mesures à prendre :
« Le port du masque analogue à celui dont les chirurgiens font usage au cours des opérations et que les Américains emploient aujourd'hui dans leurs hôpitaux de grippés, constituent une précaution très utile dont il importerait de généraliser l'emploi pour toute personne soignant les grippés et pour les malades eux-mêmes quand ils commencent à se lever. »
Du côté des autorités locales coloniales, la mairie de Tananarive à Madagascar conseille aux colons européens et aux populations locales de se munir d’une voilette ou d’un masque à gaze dans la rue. Sans doute parce que savoir coudre est alors très répandu, ce seront cependant seulement des modèles qui vont être mis à la disposition du public à la mairie et dans les commissariats du sol malgache.
En 1919, les comités contre les épidémies ou des Conseils départementaux d'hygiène le préconisent également, mais sans l'imposer, tout comme toutes les autres mesures préventives (Le Courier de la Rochelle, 1er mars 1919).
En fait, les autorités, qui ne sont d'ailleurs pas critiquées par la presse pour leur gestion de l'épidémie, semblent intervenir assez peu à ce sujet. C'est ce que regrette dans L'Œuvre du 28 février 1919 le journaliste Marcel Coulaud qui voudrait bien que des « gros bonnets » comme Clemenceau, qui avait porté le casque sur le front, montrent l'exemple durant les cérémonies officielles.
Il souhaite également que les acteurs de théâtre diffusent la pratique du masque préventif en jouant masqués sur scène, ou que les maîtresses de maison incluent sur leurs cartons d'invitation le port du masque comme on exige celui du frac.
Il est vrai que du côté des Français, l'usage du masque paraît encore très difficile à faire accepter, comme le montre Marcel Coulaud :
« Le masque contre la grippe. Un rédacteur de L’Œuvre l'a porté hier sans succès dans Paris. »
En se promenant avec un confrère dans Paris [voir la photo d’ouverture] avec des pancartes affichant « Le Boche est vaincu, mais la grippe ne l'est pas : Masquez-vous les uns les autres » , il rencontre des regards étonnés (« deux touaregs, a murmuré une fillette instruite ») compatissants (« Ce sont deux mutilés de la face. »), mais aucune « approbation flatteuse ». Le masque va juste lui permettre de faire le vide dans le métro, ses voisins le pensant atteint par la maladie.
Dans Le Rire, la même histoire, déformée, devient burlesque. C'est celle d'un confrère confronté à des passants hostiles qui le traitent d'embusqué et de froussard et vont même appeler la police. De plus, nous dit une publicité déguisée pour la quinine, ils sont gênants à porter (L'Excelsior, 7 mars 1919). Pour le journaliste Emile, si les Anglaises acceptent de porter des « muselières porcines », « les Parisiennes préfèreront toujours la mort à cette disgrâce ». La seule solution est donc de demander aux modistes de fabriquer des voilettes, dont la mode pourrait sauver Paris de l’épidémie.
La pratique du port du masque ou de la voilette a-t-elle été plus répandue dans les classes sociales supérieures ? C'est possible. C'est du moins ce que laisse entendre L'Humanité dans un article du 19 avril 1919 raillant un enfant de bourgeois jouant masqué au parc avec sa « nurse ».
Cependant, vers cette fin du printemps 1919, la presse parlera de plus en plus de cambrioleurs et de bals masqués, ou même des résultats du cheval de course « Masque de fer » que des masques de la grippe espagnole, jusqu’a ne plus en parler du tout lorsque l’épidémie sera définitivement annihilée.
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Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier et celle de la Russie soviétique.
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Pour en savoir plus :
Bouron Françoise, « La grippe espagnole (1918-1919) dans les journaux français », in: Guerres mondiales et conflits contemporains, 2009/1 (n° 233), p. 83-91
Agnès Sandras, « L'Humour face aux épidémies – Partie II – Rire au moment où se conjuguent la Grande Guerre et la grippe dite espagnole (1918) », in: L’Histoire à la BNF, 4 avril 2020
Agnès Sandras, « L'Humour face aux épidémies – Partie III. Au plus fort de la pandémie de grippe (1918-1919) », in L'Histoire à la BNF, 9 avril 2020
Nejma Omari, « De la grippe espagnole au Covid-19, ces remèdes qui promettent des miracles », in: Le Blog Gallica