Écho de presse

1929, reportage chez les chasseurs de baleines

le 17/06/2018 par Pierre Ancery
le 29/05/2018 par Pierre Ancery - modifié le 17/06/2018
Dépeçage d'une baleine, L'Intransigeant, 1er novembre 1934 - source : RetroNews-BnF

En 1929, Le Petit Journal envoie un de ses journalistes dans les eaux du cercle arctique pour une série de reportages sur les chasseurs de baleines norvégiens. Cette pratique, à l'époque, n'est encore soumise à aucune réglementation.

Octobre 1929. Le Petit Journal, grand pourvoyeur de reportages à sensation et d'enquêtes exotiques, publie un long récit maritime, en plusieurs épisodes, intitulé « Vers le pôle Nord » et consacré principalement à une profession sujette alors à de nombreux fantasmes : celle de chasseur de baleines.

 

Le métier (qui n'est alors sujet à aucune réglementation) évoque irrésistiblement, pour le lecteur de l'époque, une vie d'aventures à la Moby Dick. L'époque est pourtant déjà marquée par la chasse industrielle : dans les années 1920, entre 20 000 et 30 000 baleines sont tuées tous les ans, en général au canon.

 

L'envoyé spécial du journal, Xavier de Hauteclocque, a passé plusieurs semaines en mer, aux abords du cercle arctique, en compagnie de marins norvégiens. Dans le premier numéro, paru le 5 octobre, il décrit ses compagnons de voyage, « ce que nous appelons chez nous de “rudes gars” et de “beaux types”, des colosses du Nord ; les vieux frustes, noueux comme des têtards de saule ; les jeunes, d'une robustesse blonde et gracile. »

 

Il raconte ensuite sa soirée passée à bord de l'Utvaër (c'est le nom du harenguier où il a embarqué) avec son capitaine, qui lui explique pourquoi le métier de pêcheur est indissociable de l'histoire norvégienne.

 

« Ingolf Solbjorg, capitaine de l'Utvaër. m'explique sa vie. Il parle simplement, sans vantardise, comme un vigneron de Bourgogne racontant les vendanges.

 

Chez nous, dit-il, à Aalesund, tout le monde est marin depuis que la ville existe, depuis toujours. Aalesund n'a que 16 000 habitants et nous avons plus de trois cents navires. Comptez ce que cela représente de matelots : presque toute la population mâle.

 

Une sale existence pourtant dans vos mers glaciales.

 

Oui. Nos mers de l'Extrême-Nord ne sont pas commodes. Elles vous secouent pis qu'un concasseur de minerai. Elles vous noient dans le pot de colle de la brume. Le soleil s'éteint six mois sur douze. La nuit éternelle monte sur la glace immortelle. À elles deux, elles massacrent tout ce qui vit.

 

Alors ?

 

Nos mers sont riches. Vous verrez dans quelques jours, du côté de Grimsoy, le flot grouiller de harengs. Les troupeaux de baleines pourront venir s'empiffrer là-dedans. Il en restera toujours. Il y en aura toujours plus. Ils feront bouillir les vagues, les bancs s'y précipiteront comme s'ils voulaient combler les abîmes. Nos mers sont fécondes comme tout ce que la nature défend contre l'homme, comme les forêts vierges. Elles sont plus tendres pour nous que la dure terre de Norvège. »

Le 14 octobre, Xavier de Hauteclocque décrit le lieu de dépeçage des fameuses baleines, à Steinshamn, en Haute-Norvège. On lui fait un exposé de toutes les utilisations faites de ces carcasses de « baleines à dents, baleines à barbe, Nord-Kaper grosses comme l'arche de Noé, cachalots porteurs d'ambre gris, épaulard, atroces baleines-tigres ».

« Nous arrivons à l'appontement où l'on dépèce les bêtes capturées. Des tas de chairs fétides, ruisselantes de sanie : les foies et les tripes qui fourniront de l'huile superflue. À côté, les deux crânes de cachalots : deux scalps, monstrueux, plus hauts que nous, barbouillés de sang noir. M. Sobjorsen tapote amicalement un des crânes.

 

Voilà le vrai trésor, dit-il. Ne ratez jamais un cachalot qui passe sous le canon de votre baleinier. Dans la tête, en guise de cervelle, il porte un réservoir de bouillie blanche. De la stéarine à l'état pur. Sept mille kilos de stéarine.

 

Quatorze mille paquets de bougies extra ?

 

Exactement. mais ceci n'est rien. Votre cachalot cache peut-être une autre fortune. Une fortune prodigieuse. Une substance étrange et introuvable que les parfumeurs payent son poids d'or : l'ambre gris.

 

Je le regarde, effaré.

 

Vous savez que les cachalots se nourrissent de pieuvres géantes, des Lodden aux tentacules plus longs, plus puissants que des corps de serpents pythons […]. Il les arrache aux bas-fonds, les hisse, affreux et frétillants, à la surface de la mer et les écrase […]. La bête lui ronge les entrailles. Des plaies, suppure cette chose inestimable, l'ambre gris ; une sorte de pus à l'odeur délicieuse. »

Pour la seule Norvège, explique le reporter, le revenu de la chasse à la baleine monte à un milliard de francs par an. Le Norvégien qui parle au journaliste affirme par ailleurs que les Français ont jadis compté parmi les meilleurs chasseurs de l'histoire :

« – Tout de même, dit-il, c'est vous autres Français qui nous avez initiés à ce sport-là. On parle encore sur nos bateaux de vos baleiniers de jadis. Les Basques étaient les plus hardis, à ce qu'on prétend. Mais les Bretons étaient les plus solides. Nous chassons au canon, aujourd'hui, sur des vapeurs plus robustes que des remorqueurs de haute mer […]. Ceux-là tuaient leurs baleines à coups de fourchette... quand les baleines ne les tuaient pas. »

Dans les épisodes suivants, de Hauteclocque est à bord d'un baleinier. L'attente est longue, les conditions de froid extrêmes. Jusqu'à ce qu'un beau jour...

« – Hwal !

 

C'est elle. D'abord, j'ai cru que je rêvais. Je m'attendais à une surprise, pas à celle-là. Une espèce de roche blanchâtre a pointé, toute ruisselante, hors de la mer. Une roche grosse comme le clocher d'une église de village. Une roche qui grognait. La boursouflure monstrueuse a crevé le flot devant nous, à trente mètres, sous le nez du canon. Deux sifflements mouillés, déchirants. Deux jets de vapeur. Deux tiges de poussière d'eau fumante, endiamantée de soleil.

 

La baleine. »

Mais elle plonge et disparaît avant que les baleiniers aient rien pu faire. La chasse se poursuit. Le navire aperçoit une baleine-tigre (« speckhugga » en norvégien), dont l'envoyé du Petit Journal fait une description glaçante :

« Speckhugga, traduction littérale : mangeur de lard.

 

Je craindrais d'offenser l'estimable corporation des tigres en les comparant à des speckhugga. Le tigre tue sa proie d'abord. Il la dévore ensuite. Le speckhugga dévore sa victime toute vivante. Il la déguste à petites bouchées, morceau par morceau. Il se pourlèche des convulsions de son agonie [...].

 

Il commence à travailler, posément, en garçon qui a de l'ordre et de la méthode. Il mange d'abord la graisse de la queue. Ensuite, il s'attaque au ventre. La bête qu'il  a déchiqueté vivante peut flageller les eaux, elle peut rouler ses 80 tonnes dans la camisole de force de l'Océan, elle pourrait même aller se fracasser contre le barrage scintillant de la banquise ; le speckhugga ne perdrait pas un coup de fourchette. »

Puis c'est la rencontre avec un gigantesque cachalot. La bête est immédiatement prise pour cible :

« Le 31 août, à 10 heures du matin, l'homme de vigie cria : “Caskelote !” “Caskelote”, le cachalot, la bête qui porte sept tonnes de stéarine pure dans le crâne et dont l'estomac recèle peut-être de l'ambre gris, un de ces monstres incomparables, une de ces Goleondes flottantes nage à quelques encablures de notre canon [...].

 

Brünwal murmure entre ses dents des mots qui lui gonflent la poitrine, il exhale à petits coups, en phrases sibyllines, l'espoir qui l'étouffe :

 

– … Chance inespérée... Tuer cela et rentrer ensuite... […]

 

Un fracas vertigineux a déchiré le ciel et les vagues autour de nous. Cet éclat de foudre venait aussi de déchirer le ventre du cachalot. Surgie à bonne portée devant l'étrave, la bête avait reçu cent vingt kilos de fer et d'explosifs dans le ventre [...].

 

Tout de même, il me semble que nous avons travaillé pour les lodden, pour les pieuvres énormes que ces pauvres bougres de cachalot, cet honnête vendangeur des abîmes sous-marins, dévorait si consciencieusement. Nous avons vengé les pieuvres. »

La chasse à la baleine à des fins commerciales ayant conduit à la destruction d'une énorme partie de la population et à la disparition de certaines espèces, a été interdite en 1986. Mais la Norvège, jugeant que ses eaux abritaient suffisamment de cétacés, a repris la chasse au petit rorqual en 1993.

 

Elle est le seul pays du monde, avec l'Islande, à autoriser encore la chasse à la baleine. Le Japon la pratique aussi à des fins officiellement scientifiques, même si dans les faits le produit de la chasse est écoulé sur le marché .