Clémenceau et la guillotine
Homme politique de premier plan, Clemenceau était également le fondateur et directeur de La Justice, journal dans lequel il a publié des récits d’une étonnante force littéraire.
En 1893, alors que la campagne pour les législatives bat son plein, l’opposition fait passer Georges Clemenceau pour un parvenu vendu aux puissances étrangères. Une campagne particulièrement virulente, à laquelle la presse prend largement part : Le Petit Journal, qui tire alors à un million d'exemplaires, mais aussi Le Figaro et La Croix tentent de le discréditer. Malgré des soutiens comme ceux de Henri Rochefort et Jean Jaurès, Clemenceau est battu le 3 septembre 1893 par une coalition hétéroclite de gauche et de droite.
L’homme politique en profite alors pour mettre ses talents d'écriture au service de ses convictions. En mai 1894, Clemenceau publie ainsi en Une du journal qu’il a fondé en 1880, La Justice, le long récit d’une exécution publique à laquelle il a assisté.
En se livrant à un exercice de sincérité, Clemenceau touche bien au-delà d’un discours politique. Nulle emphase dans ses mots, nulle tentative d’argumentation, et pourtant toute la banale atrocité de l’exécution est crûment mise au jour.
"Toutes les rues aboutissant à la place de la Roquette sont barrées. La place est occupée militairement. Il y a là mille hommes. C'est beaucoup pour en tuer un seul. (...) Je regarde la prison, et stupéfait, je lis au-dessus de la porte : «Liberté, Egalité, Fraternité ». Comment a-t-on oublié d'ajouter : « ou la mort » ?”.
Le soleil est levé, le bourreau, suivi de ses hommes, franchit le seuil de la prison, où un prêtre l'a précédé tout à l'heure. Maintenant, c'est le réveil et l'horrible préparation. Il fait grand jour. La haute maison d'en face a ses balcons noirs de spectateurs. Sur le toit, des groupes d'hommes et de femmes avec des lorgnettes. Les conversations vont leur train.
Les journalistes qui sont là ont vu tant d'autres exécutions ! L'un d'eux n'en compte pas moins de dix-huit. Il fait des comparaisons, porte des jugements sur les suppliciés. On discute. Ce faux public de professionnels est comme la guillotine, sans grandeur. (...)
Je songe au condamné qu'on tenaille moralement de l'autre côté du mur. L'instant fatal approche, l'anxiété croît. Un silence de mort. Des pierrots se poursuivent, piaillant, bataillant sur le pavé. Dans le silence de l'attente, c'est un événement. Un cheval hennit. Les gendarmes, alignés devant la machine, ont mis sabre au clair.
Un mouvement ! C'est un jeune homme en paletot clair qui sort de la prison, le cigare aux lèvres, et vient en riant, sous les regards de tous, à trois pas de la guillotine, conter une bonne histoire à un ami qu'elle amuse bien. On m'a dit sa fonction. Je ne le désigne pas. Deux gendarmes sont livides; des novices sans doute. Le petit soldat qui fait sa faction s'agite terriblement ; il se dandine, a des gestes saccadés, rit nerveusement, roule des yeux vagues. J'ai cru qu'il allait se trouver mal.
La petite porte vient de se fermer avec un gémissement aigu. On entend le bruit des barres de fer, qui tombent. La grande porte s'ouvre, et derrière l'aumônier courant à la bascule, Emile Henry paraît,conduit, poussé, par l'équipe du bourreau. Quelque chose comme une vision du Christ de Munkacszy, avec son air fou, sa face affreusement pâle semée de poils rouges rares et tourmentés. Malgré tout, l'expression est encore implacable. Le visage blême m'aveugle. Je suis hors d'état de voir autre chose. L'homme ligoté s'avance d'un pas rapide, malgré les entraves. Il jette un regard circulaire, et, dans un rictus horrible, d'une voix rauque mais forte, lance convulsivement ces mots : « Courage camarades. Vive l'anarchie ! » Et se hâtant toujours, il ajoute à mi-voix : « Ah ça ! on ne peut donc pas marcher? » Puis arrivé à la bascule, un dernier cri : « Vive l'anarchie ! »
Un aide a brusquement enlevé la veste noire jetée sur les épaules. J'aperçois la chemise blanche qui laisse le cou nu, les mains liées derrière le dos. Le corps sans résistance est poussé sur la bascule qui glisse. Tout ceci violent, précipité comme dans une apparition. Ici un temps d'arrêt, bref sans doute, mais, pour moi, démesuré. Quelque chose n'était pas au gré de M. Deibler. Il se penche, allonge le bras, semble hésiter. Cela semble inexprimablement long, car Henry maintenu sur la planche, le cou sous la lunette, attend. Enfin, le bourreau se relève et se décide. Un bruit sourd, comme d'une masse qui écrase et broie. C'est fait.
Un mouvement et la bascule fait sauter le corps dans le panier. M. Deibler y joint la tête, et projette, avec elle, la sçiure sanglante du baquet. Le panier est déjà dans le fourgon, qui part au grand trot, suivi de la gendarmerie et de la voiture du bourreau. La machine maintenant luit, grasse du sang qui dégoutte.
L'horreur de l'ignoble drame m'envahit alors et m'étreint. Les nerfs détendus ne réagissent plus. Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects."