Écho de presse

La critique dithyrambique du « Portrait de Dorian Gray »

le 19/04/2021 par Marina Bellot
le 29/11/2017 par Marina Bellot - modifié le 19/04/2021
Édition américaine illustrée du « Portrait de Dorian Gray », Oscar Wilde, 1931 - source : Three Sirens Press/WikiCommons

Tandis que le premier et unique roman d'Oscar Wilde scandalise outre-Manche, l'écrivain Octave Mirbeau se dresse contre « l'inertie intellectuelle » et « la morale toute faite » de la critique petite-bourgeoise.

Subversif, immoral, vicieux : c'est peu dire que Le Portrait de Dorian Gray, paru en Angleterre en 1890, a choqué l'élite victorienne de la fin du XIXe siècle. Dans ce premier et unique roman, Oscar Wilde anticipe les dérives modernes du narcissisme à travers la figure d'un dandy égotique et hypocrite que le vice va précipiter dans l’horreur. 
 
Cinq ans plus tard, l’ouvrage est traduit en France et la critique française se montre beaucoup plus favorable. En juillet 1895, l’écrivain et critique d'art Octave Mirbeau prend la plume dans Le Journal pour saluer ce qu'il considère comme un « remarquable ouvrage », qu’il résume ainsi : 
 
« Un peintre fait le portrait d'un jeune homme extraordinairement beau, qui s'appelle Dorian Gray. Le portrait est un chef-d'œuvre. En le voyant, le modèle s'écrie, dans un accès de jalousie étrange “Cette image restera fraîche et jeune éternellement, tandis que je vieillirai et me fanerai. Pourquoi ne puis-je moi-même rester jeune, tandis que ce portrait se transformerait à ma place ?”
 
Dorian Gray, influencé par un ami, personnage paradoxal et pervers, se corrompt et finit par avoir tous les vices. Mais il reste jeune et beau, car, par une sorte de miracle, son vœu se trouvant exaucé, le portrait s'enlaidit et la figure peinte passe par les expressions de tous les vices de son modèle, devient l'image de son âme. Entre temps, une jeune fille se tue pour le beau Dorian Gray.
 
Enfin, le malheureux, honteux de lui-même, se tue à son tour, et le portrait reprend sa fraîcheur première, tandis que le cadavre tombe en déliquescence immédiate. »

Octave Mirbeau sait qu'en louant l'œuvre de l'écrivain irlandais, il s'expose à « des réprobations caractérisées, non moins qu'à de sales et vertueuses invectives ». Les traducteurs de l’œuvre en français ont eux-mêmes refusé d'accoler leur nom à celui d’Oscar Wilde.

Qu'importe : Mirbeau, lui-même considéré comme politiquement incorrect, libre et donc potentiellement subversif, n'hésite pas à en faire une puissante et élogieuse critique :

« Le Portrait de Dorian Gray atteste, chez l'infortuné Oscar Wilde, un art brillant et précieux, en même temps qu'une intelligence profonde et rare – rare aux deux sens de ce mot.
 
En bien des pages de philosophie et de sensualité, par quoi se caractérise cette œuvre supérieure à l'idée que nous nous faisons de l'esthétisme, l'impression reste d'un charme délicieux, émouvant, où la force de l'esprit et l'élégance inventive de la pensée se combinent avec une dose de poison, qui en avive les violents et subtils arômes.
 
Le maniérisme n'y est point fatigant ; il se montre, au contraire, presque toujours joli, d'une grâce parfois exquise, d'un goût très sûr ; et il n'y a pas “trop de lys”, ainsi qu'on pouvait le craindre d'un homme qui en abusait tant, dans la vie. » 

Oscar Wilde vient alors d’être condamné à Londres à deux ans de travaux forcés pour des faits d’homosexualité (alors considérée comme un grave délit en Angleterre), au terme d’un procès qui a défrayé la chronique et meurtri l’accusé.

Octave Mirbeau s’élève avec force contre ce verdict, qu'il juge inique et cruel :

« [...] maintenant que je l'ai lu, ce livre, je ne puis penser, sans un redoublement d'indignation et de révolte, que le parfait artiste qui l'écrivit est séparé de la vie et subit un affreux supplice pour des actes qui ne sont ni des crimes, ni des délits, des actes fâcheux, il est vrai, mais qu'il était libre de commettre et dont personne n'avait à lui demander compte, car, je ne cesserai de le répéter, ils ne relèvent que de sa conscience et de notre dégoût. »

Aux critiques anglais dont le jugement est dicté par des considérations morales, à l'élite qui se répand contre Oscar Wilde en invectives plus virulentes que jamais, Mirbeau répond par une violente charge :
 
« La vérité est que nous ne pouvons supporter que quelqu'un vienne violenter notre inertie intellectuelle, notre morale toute faite, la sécurité stupide de nos conceptions moutonnières.
 
Et, au fond, c'est ce qu'est, dans l'esprit de ceux qui le jugèrent, le véritable crime d'Oscar Wilde. Il en eut un autre : celui d'avoir, en son livre, mal parlé de l'Angleterre et levé un coin du voile puritain qui recouvre sa gangrène morale.
 
S'il avait été un médiocre et enthousiaste cokney, un opulent éleveur de chevaux de course, tricheur et loyaliste, ou un lord ivrogne, ou un prince fouetteur d'enfants, on se fût montré indulgent à ses vices.
 
On ne lui a pas pardonné d'être l'homme de pensée et l'esprit supérieur — par conséquent dangereux — que véritablement il est. Et les motifs, censément philosophiques, au nom de quoi la société le punit, ne sont qu'hypocrisie et mensonge. »

Libéré en 1897, Oscar Wilde s'exilera en France, où il mourra dans le plus grand dénuement en novembre 1900, contredisant l'espoir de Mirbeau qui lui prédisait cinq ans plus tôt « tout un avenir » pour devenir, peut-être, le nouveau Shakespeare.