1769 : Le jour où la Corse devint française
Lorsque la République de Gênes n’arrive plus à faire face à l’insurrection corse, elle fait appel à l'armée française, qui envoie 25 000 hommes sur l’île. Le 8 mai à Ponte Novu, l’affrontement fait plus de 500 morts du côté corse. Le souvenir de cette bataille hante la presse des XIXe et XXe siècles.
En 1769, la Corse est indépendante depuis quatorze ans, grâce notamment au général Paoli qui a proclamé une République Corse, mettant ainsi fin à quatre siècles de domination génoise – quoique la République de Gênes conserve encore son influence sur quelques ports de l’île.
Lassée de l’insurrection, la Sérénissime a signé avec la France le traité de Versailles (15 mai 1768) : Gênes cédant « provisoirement » ses droits sur la Corse, la France se charge de « pacifier » l’île et s’engage à la restituer dès que la République aura versé 40 millions de livres en échange de son intervention. Dans l’un des nombreux articles à vocation historique sur le sujet, on apprend ainsi en 1923, dans Le Petit Provençal :
« On sait que les Corses ont lutté longtemps contre l’oppression de la République de Gênes. Toujours victorieux, ils se voyaient opposer, au moment de la victoire définitive, des renforts mercenaires, soudards germains ou francs que Gènes appelait à son secours.
Souventes fois la France fut appelée comme médiatrice, et ses interventions répétées, les rapports des officiers envoyés en Corse, donnèrent au cabinet de Louis XV, dont le duc de Choiseul était la tête, des idées de conquête sur cette île.
Il croyait aux Anglais des intentions d'établissement dans l’île. Il comptait surtout tirer d’elle une grande quantité de bois nécessaire an service de la marine. »
Les premières troupes françaises n’arrivent pas à prendre le dessus sur les Corses, aguerris par leurs années de résistance à Gênes. Le général Paoli leur inflige même une cinglante défaite à Borgo le 10 octobre 1768. Le roi de France décide de frapper fort définitivement.
En 1896, Le Petit Parisien conte, fasciné, la résistance des combattants de l’île de beauté dans un article consacré à la proposition d’un savant en faveur d’une fête célébrant la chute d’Ajaccio, un siècle plus tôt.
« La France de Louis XV se préparait à envahir militairement la Corse. Quelques années plus tard, Gènes cédait au gouvernement de Louis XV les droits qu'elle prétendait avoir sur l'île.
L'on vit alors se produire ce fait admirable les gardes nationales d'un pays de 180 000 habitants, conduites par un chef élu par elles, osant lutter contre le royaume de France, qui, humilié d'abord et battu, finit par envoyer en Corse 25 000 hommes aguerris et le comte de Vaux, son meilleur général. »
Le comte de Vaux, « homme de guerre implacable » arrive en Corse au mois d’avril, à la tête de troupes d’élite : les dragons de Coigny, les régiments de la Marine, de la Mark, du Royal Italien, de Lorraine et de Soubise. L’avancée des Français semble alors inexorable, comme l’évoque un mois après les faits avec une assurance toute royale La Gazette de France, organe de la monarchie française.
« Les troupes du Roi, Sous les ordres du Comte de Vaux, après avoir passé, le 16, le Guolo où elles n'avoient trouvé aucune résistance, sont arrivées en trois marches, le 11, à Corte.
Le Comte de Marbeuf, avec sa réserve, a assuré la communication de la Bastie à Corte. Le Marquis Dessacs d'Arcambal a reçu, en même temps, la soumission de la Province de la Balague & s'est emparé de l’Isle Rouge par capitulation.
Dans ces différentes marches & expéditions, les troupes de Sa Majesté n'ont eu que sept hommes des Volontaires de Soubise de blessés, parmi lesquels il n'y a aucun Officier. »
Comme évoqué ci-dessus, le compte de Vaux décide de prendre Corte, la capitale du pays. Du 1er au 4 mai, secondé par le colonel d’Arcambal et le maréchal de camp Marbeuf, il fait tomber les défenses corses en prenant Murato, San Nicolao et Borgo.
Le 8 mai, Paoli décide de reprendre le village de Lento, où le comte de Vaux a installé son quartier général. Plusieurs erreurs stratégiques conduisent les troupes paoliennes à la déroute. La bataille se déroule sur un pont (le Ponte Novu) qui enjambe le Golu.
Les Français ont pu sans difficultés s’installer sur une hauteur et ouvrent le feu sur les Corses postés sur la rive gauche du Golu. Ceux-ci refluent en ordre sur le pont, mais sur la rive droite, des mercenaires prussiens, chargés par Paoli d’empêcher toute reculade, les repoussent d’abord baïonnette au fusil, puis en tirant. Des centaines de Corses qui se pressent sur le pont meurent d’étouffement ou sous les balles, qui viennent des deux côtés. Ceux qui tentent de s’enfuir à la nage se noient dans les eaux de Golu grossies par la fonte des neiges.
Selon certaines versions, ici retenues par Excelsior, la défaite sanglante de Ponte Novu serait aussi le fruit de trahisons.
« Pascal Paoli apprit, le 8, de bonne heure, que le colonel Geoffre avait incendié Calenzana et Mocale.
On dit que, nerveux, souffrant, il voulut en finir. Il fit repasser le Golo à ses hommes qui furent attaqués par une armée mieux équipée, dix fois plus nombreuse. A un moment donné, le bruit ayant couru que Grimaldi avait trahi, quelqu'un cria: “Trahison ! trahison !”
La déroute alors parmi les Corses se produisit. Pêlemêle, s'entr'égorgeant presque, ils couraient vers l'unique pont jeté sur le Golo, trop étroit et défendu, d'un côté, par surcroît de malheur, par des déserteurs allemands et français dont la mission était d'arrêter les fuyards, et qui se mirent à tirer sur les malheureux insulaires. Ce fut un massacre affreux...
Pendant des mois, le pont apparut, rouge de sang. »
Dans son ouvrage Précis du siècle de Louis XV, Voltaire, grand ami de Pasquale Paoli, chantera le courage du peuple corse à l’occasion de cette bataille :
« Les pertes corses s’élevèrent à six cent hommes, dont deux cent périrent sur le pont même, pour interdire le passage des régiments français.
Le courage des Corses fut si grand que vers une rivière nommée Golo, ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de charger derrière eux.
Leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour affermir le rempart. On ne voit de telles actions que chez les peuples libres. »
La bataille de Ponte Novu scellera le sort de la Corse : après une dernière défaite un mois plus tard dans la plaine du Vivario, Paoli réussit à s’enfuir et quitte la Corse le 13 juin. La république indépendante n’est plus et l’île passe sous domination française.
Selon les termes du traité de Versailles, Gènes aurait pu récupérer l’île après avoir remboursé la somme fixée dans l’accord de 1768 – ce qu’elle ne fera jamais.
En 1789, la Corse sera intégrée à la France par décret. Mais elle reste toujours aujourd’hui juridiquement possession de la République de Gênes, car seul l’exercice de la souveraineté – et non la souveraineté elle-même – en avait été cédé à la France.
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Pour en savoir plus :
Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, Classiques Garnier, réed. 1926
Jean-Guy Talamoni, « Les conflits de mémoire et leurs enjeux politiques, en Corse, de l’entre-deux-guerres à nos jours », in: Ural Historical Journal, 2014