L’assassinat du très mystérieux Raspoutine
En ce jour de l’an 1917, la nouvelle fait la une de tous les journaux : Raspoutine a été assassiné. Ce personnage étrange, séducteur et manipulateur, moine mystique se proclamant guérisseur, s’est élevé au plus haut des cercles aristocratiques russes.
Issu d’une famille pauvre de Sibérie, il passe des années d’errance à prêcher dans sa région et c’est précédé d’une réputation de quasi-sainteté qu’il arrive à Petrograd. Là, il prédit lors d’une cérémonie l’arrivée d’un héritier mâle pour le trône. Séduit par sa piété et ses dons de voyance, l’évêque Théophane l’introduit à la cour impériale. Il devient alors le proche de la tsarine Alexandra Feodorovna.
Pendant plus de dix ans, il exerce son influence auprès de la famille impériale et d’une bonne partie de l’aristocratie russe, notamment en séduisant princesses et duchesses.
Un éditorial du Siècle va droit au but et affronte les placards blancs de la censure (nous sommes en pleine guerre et l’affaire touche la famille impériale russe, alliée de la France) :
« Mais les femmes, surtout, furent captivées par l'ascète pervers et inquiétant qui avait sur le mariage et l'amour des idées si séduisantes.
En peu de temps toutes les belles névrosées de Petrograd furent aux pieds de Raspoutine et le supplièrent de les conseiller et de leur montrer le chemin du ciel. Il leur prêcha à toutes la pénitence et la mortification.
À vrai dire, il avait en ces matières des idées bien personnelles si on en croit la chronique scandaleuse, puisque comme pénitence il conseillait, aux pécheresses repentantes des bains froids qu'il partageait avec elles, afin de leur donner l'exemple !
On conte d'ailleurs au sujet de Raspoutine bien d'autres histoires plus acidulées que celle-là, et que l'on m'excusera de ne point rapporter ici. Il dirigeait même une secte... amoureuse, je ne sais quel autre mot employer pour la qualifier, qui se livrait-à des rites bien étranges.
Mais tout ceci est demeuré mystérieux, et la seule chose certaine est qu'en public il faisait constamment parade d'une piété rigide quoique très particulière. »
Le Gaulois se pose des questions en une sur la personnalité de Raspoutine et interroge à son sujet un « consul des plus distingués, qui connait bien l’âme russe ». L’anonyme M. R. Ch… décrit un personnage qui fascine :
« Ce qui est certain, c'est que Raspoutine possédait un don extraordinaire de fascination sur les femmes et qu'il exerçait sur elles une véritable puissance magnétique, hypnotique, mystique, je ne sais au juste. […]
Raspoutine, illuminé ou ambitieux, prétendait avoir des visions de l'avenir, et c'est en vertu de ses vues prophétiques qu'il disait : “Le ministre Un Tel est mauvais, il fera du mal” ou autres choses de ce genre. »
On se doute qu’un personnage déchaînant de telles passions avait attisé suffisamment de haines pour ne pas mourir tranquillement dans son lit. Et l’assassinat fut brutal.
Lorsqu’on retrouve son cadavre gelé dans la Neva, on constate que le ou les assaillants n’y sont pas allés de main morte : le visage est déformé par des coups violemment assénés et le corps porte l’impact de trois balles. De plus, l’autopsie révèle des traces de poison dans le corps et de l’eau dans ses poumons, prouvant que Raspoutine était encore vivant lorsqu’il a été jeté dans le fleuve.
L’assassin tout désigné est le prince Youssoupoff, membre de l’aristocratie liée à la famille impériale, qui aurait ourdi un complot pour se débarrasser de ce personnage trop influent auprès de la tsarine. Selon l’anonyme correspondant du Gaulois, « divers détails rendent vraisemblable la version suivant laquelle Raspoutine serait victime d'une simple vengeance de famille ».
Quelques temps plus tard, cependant, une autre explication émerge : en pleine guerre, Raspoutine était soupçonné de collusion avec l’Allemagne ennemie. L’Écho d’Alger du 12 février affirme :
« La mort violente de Raspoutine, qui soit dit en passant, n'avait jamais été moine, est en corrélation avec les intrigues des germanophiles russes. Elle a un caractère purement politique, et le meurtrier n'est certainement pas le prince Youssoupoff, qui n'a joué, dans cette tragédie, qu'un rôle secondaire. »
À l’annonce de la mort de Raspoutine, les légendes prennent corps. La plus célèbre concerne une prédiction qu’il aurait adressée à la Tsarine : « Je mourrai dans des souffrances atroces. Après ma mort, mon corps n'aura point de repos. Puis tu perdras ta couronne. Toi et ton fils vous serez massacrés ainsi que toute la famille. Après, le déluge terrible passera sur la Russie. Et elle tombera entre les mains du Diable. »
Il semblerait donc que Raspoutine ait pu prédire sa mort, ce qu’il advint de son cadavre (inhumé sur les ordres de la Tsarine, il sera déterré par les Révolutionnaires, brûlé et ses cendres dispersées), ainsi que la révolution d’Octobre qui sommeillait. Cette citation n’ayant jamais pu être vérifiée, il est permis de douter de la prédiction.
Cependant une anecdote troublante est rapportée le 6 janvier 1917 par Le Siècle, qui laisse penser soit que Raspoutine avait effectivement un don de voyance, soit que le journal français en avait profité pour glisser son analyse économique et géopolitique du moment :
« Un jour, en visite chez M. V. Brontch-Brouevitch et examinant des photographies suspendues au mur du cabinet de travail, Raspoutine s'arrêta tout à coup devant celle d'un vieillard et s'écria : “Qui est-ce ? Quel homme, mon Dieu, conduis-moi chez lui ! Allons vite, c'est bien l'homme que le peuple doit suivre en légions serrées ! Il doit avoir une âme capable de contenir celle de millions de gens !”
La photographie était celle de Karl Marx et on eut toutes les peines du monde à expliquer à Raspoutine qu'il était mort et ne pouvait plus recevoir de visites. »