Émeutes anti-Belges à Lens et Liévin
En 1892, une série d’agressions contre les mineurs belges de Lens et Liévin agite le Pas-de-Calais, forçant ces travailleurs immigrés et leurs familles à repasser la frontière.
Dans la soirée du 25 août 1892, une violente agitation secoue la ville minière de Liévin.
« Ce soir, à neuf heures, une bande de mineurs a parcouru les cités ouvrières de la fosse numéro 3, en criant : “À bas les Belges !”
Des carreaux ont été brisés à plusieurs maisons occupées par des Belges.
C'est dans les corons de Daubray, Coince et sur la place Daguerre, que les mineurs ont brisé les carreaux des maisons, une vingtaine environ, occupées par des Belges. »
Cette manifestation est le prélude à une série d’agressions violentes et à caractère raciste contre les ouvriers belges installés dans les villes minières de Liévin et Lens. Les mineurs français s’attaquent dans un premier temps aux maisons et aux commerces de ces travailleurs immigrés.
« De graves désordres se sont encore produits cette nuit vers deux heures du matin.
Plusieurs maisons habitées par des ouvriers belges, dans la cité de la Vignette, ont eu leurs fenêtres défoncées. Un estaminet tenu par un Flamand belge, nommé Van-Remortel, a été mis à sac.
Les fenêtres, les meubles ont été brisés ; on a retrouvé dans la maison des pavés de grès pesant de 10 à 15 kilos. »
Aux menaces sur les biens succèdent vite les attaques physiques. Plusieurs mineurs belges sont roués de coups, d’autres agressés à l’arme blanche.
« C’est ainsi qu'un soir, un ouvrier belge, au moment où il sortait d'un estaminet, fut attaqué et frappé de plusieurs coups de couteau à la tête.
On n'a point encore pu découvrir les auteurs de cet attentat. »
Dans Le Temps, un ouvrier français raconte le début des émeutes.
« Ah ! Il en rappliquait des Belges : des deux cents, des cinq cents en huit jours, des nuées, quoi ! […]
Voilà que le 14 août dernier (c’était la paye), une bande de ces Belges se met à courir les estaminets de Liévin. Naturellement, on s’est cogné. Et puis, le lendemain (c’était le 15 août, grande fête : on boit pas mal, n’est-ce pas ?), les batailles ont continué.
De Liévin, le remue-ménage a gagné Lens ; on a cassé les carreaux des Belges, on leur a jeté de la boue, abîmé leurs portes, et puis, quand la police est arrivée et qu’on a condamné les amis à des deux, trois mois, les petits galibots ont pris leur place.
Ils allumaient des bottes de foin sous les fenêtres ébréchées, ils enfumaient les Belges comme des lapins. »
Un véritable vent de panique s’installe alors dans les cités minières. Devant la violence et la gratuité de ces attaques, de nombreuses familles font leurs paquets pour retourner en Belgique dans la plus grande précipitation.
« On voit partout des voitures de déménagements. La gare de Lens ne pouvant fournir assez de wagons couverts pour expédier les mobiliers, les colis sont déposés dans la cour de la petite vitesse, qui ressemble à un bureau de salle des ventes. »
Et ceux qui ne peuvent prendre le train prennent la route.
« Actuellement, une grande partie des ouvriers belges a résolu de quitter la France et de retourner en Belgique.
Aussi ne rencontre-t-on sur les routes que des familles de mineurs escortant des voitures de déménagement. Ceux qui sont restés à Liévin ont été déposer à la mairie de Lens des demandes de naturalisation. »
L’Univers illustré envoie sur place un reporter-dessinateur pour mieux saisir ce que le journal appelle « l’origine de la querelle ».
« La Compagnie employait depuis très longtemps des ouvriers belges ; on en cite qui descendent dans les puits depuis plus de vingt ans. Jamais on n'avait songé à les molester.
Mais on apprit récemment que la Compagnie avait envoyé des agents en Belgique pour embaucher de nouveaux mineurs. Les ouvriers français redoutèrent alors la concurrence de ces étrangers qui travaillent à bas prix et dont l'accroissement pouvait devenir un danger.
Habilement excités par des meneurs ouvriers renvoyés pour la plupart par la Compagnie d’Anzin et non admis par la Compagnie de Lens, ils résolurent de rendre la vie impossible aux Belges déjà établis dans le pays. »
Cette concurrence qui monte les mineurs français contre leurs homologues belges désole Le Courrier de Tlemcen.
« Malheureusement, dans cette affaire, les ouvriers français ont manqué de calme, de dignité et de délicatesse : ils ont réclamé le renvoi des Belges et ont parcouru la région aux cris de : “À bas les Belges ! Mort aux Belges !” […]
Après cela, on est bien en droit de se demander ce que devient l'Internationale ! Que deviennent ses efforts dans le but d'arriver à la fraternité des peuples ? »
Même réaction au Congrès national du parti ouvrier qui se tient quelques semaines plus tard à Marseille, en présence des cadres Jules Guesde et Karl Liebknecht. La déclaration du congrès mentionne les troubles de Liévin et Lens.
« Douloureusement ému par les troubles de Liévin et de Lens, [le congrès] crie aux mineurs du Pas-de-Calais :
“Cessez cette lutte fratricide ! Ce n’est pas contre vos frères en misères de Belgique que vos colères doivent se tourner, mais contre les compagnies qui se servent de leurs bras pour vous affamer et vous asservir !” »
Plusieurs mineurs français, reconnus à l’origine des agressions, sont arrêtés et condamnés à des peines allant de un à six mois de prison.
Des délégués belges se rendent à Lens et à Liévin afin d’enquêter sur place et de cerner les causes de ces affrontements, rencontrer des députés français et discuter des mesures à prendre pour « éviter le renouvellement d’un conflit ».
La France et la Belgique cherchent l’apaisement. En octobre, le président Carnot gracie les mineurs français condamnés pour violences envers les ouvriers belges. Et l’envoyé extraordinaire du roi des Belges n’y trouve rien à redire.
« Cet entretien a été ce qu'il devait être, absolument cordial ; mais il ne pouvait avoir aucun caractère politique.
On sait d'ailleurs que les deux gouvernements sont tombés d'accord pour ne voir dans les troubles récents de Lens et de Liévin que des incidents du ressort de la police et des tribunaux, point du tout de la diplomatie. »
L’entretien entre les deux hommes clôt définitivement le chapitre des violences anti-Belges dans le nord de la France.