Écho de presse

Meurtre d'un huissier, ou l’affaire de la « malle à Gouffé »

le 28/05/2018 par Marina Bellot
le 23/01/2018 par Marina Bellot - modifié le 28/05/2018
Une du Petit Parisien-Supplément littéraire illustré consacrée à « l'Affaire Gouffé », 15 décembre 1889 - source : RetroNews-BnF

En 1889, l'assassinat du célèbre huissier de justice Toussaint Gouffé, dont le cadavre a été retrouvé dans une malle, donne lieu à l’une des premières réussites de la police scientifique.

Au cœur de l’été 1889, débute une affaire rocambolesque qui connaîtra pendant un an de multiples rebondissements dont la presse française de la fin du XIXe siècle se fera largement l'écho.

Le 26 juillet, Toussaint Gouffé, un huissier de justice bien connu à Paris, disparaît. Deux semaines plus tard, un cantonnier découvre par hasard à la sortie d’un village du Rhône le cadavre d’un homme dont on s’est débarrassé avec la malle en bois qui a servi à le transporter par le train Paris-Lyon. 

Le mystère est d’abord entier, et la malle au centre de toutes les attentions. D’où vient-elle ? Qui en était le propriétaire ? L'enquête commence. Le XIXe siècle rapporte ainsi en septembre 1889 :

« Cette malle, qui était défoncée quand les gendarmes l'ont retrouvée, a été habilement reconstituée, puis photographiée.

C'est une de ces photographies coloriées qui a été mise sous les yeux du directeur du bazar du Voyage, lequel a déclaré n'avoir jamais eu en magasin de malles de cette dimension et de cette nature.

La photographie [...] a été ensuite présentée à un layetier-emballeur de la rue Molière, qui a affirmé que cet objet était de fabrication allemande.

L'emballeur a déclaré qu'il se faisait fort de désigner le fabricant allemand après avoir examiné les débris mêmes de la malle, car les maisons d'outre-Rhin qui se livrent à cette fabrication ont chacune une manière de faire qui permet de les reconnaître aisément.

Mais le mystère continue quant à l'identité de la victime. »

Deux mois plus tard, le même journal donne les avancées de l'enquête : 

« Le fabricant a été retrouvé. On sait même que la malle a été expédiée le lendemain de la disparition de Gouffé et qu'elle a été enregistrée à Paris, à destination de Lyon-Perrache, seize heures exactement après la disparition de l'huissier de la rue Montmartre. Elle pesait 105 kilos. S'il n'y a là qu'une coïncidence, on avouera qu'elle est au moins étrange. »

C’est alors qu’entre en jeu un personnage central de l'affaire : le capitaine Goron, chef de la Sûreté parisienne. L’homme, à la solide réputation, se rend à Lyon et demande l’exhumation du cadavre, lequel est en piteux état : 

« Sauf les cheveux, la barbe et les dents, on ne pouvait distinguer que des restes informes ; les plaies ou les cicatrices, signes distinctifs, étaient à peine visibles, les pieds, notamment, ne formaient qu'une sorte de bouillie. »

Très vite, Goron en est pourtant convaincu : ce cadavre est bien celui de l’huissier de justice porté disparu. Il mettra toute son énergie à le prouver en travaillant étroitement avec les médecins légistes. Déterminé, il mènera l’enquête tambour battant, quitte à s’attirer des inimitiés – le parquet de Lyon se plaindra ainsi auprès du garde des Sceaux de « l’attitude que le chef de la Sûreté et son subordonné auraient prise vis-à-vis des magistrats instructeurs, attitude qui aurait été de nature à froisser leur amour propre ».

Qu’importe, les méthodes énergiques de Goron s’avèrent payantes. L'homme croit dans les prémices de la police scientifique et fait exhumer le cadavre, conservé trois mois dans du formol. Le 14 novembre 1889, Le Matin consacre un long papier aux avancées de l'autopsie :  

« L'exhumation du cadavre retrouvé à Millery a eu lieu ce matin, à six heures. L'autopsie du cadavre a été faite à huit heures et demie, à la Faculté de médecine, par le docteur Lacassagne, assisté du docteur Bernard et de deux élèves. MM. Bérard, substitut, et Goron étaient présents. La démonstration a été faite d'une façon irrémédiable.

Les médecins ont affirmé d'une façon très nette et très énergique qu'on était en présence du cadavre de Gouffé.

La taille en est de 1 m. 78 plutôt que de 1 m. 75. Les cheveux sont semblables à ceux qui ont été envoyés de Paris. La barbe est assez courte sur les joues et allant en augmentant vers le menton. Belle dentition, sauf première grosse molaire droite.

Une particularité très remarquable a été relevée, le cadavre de Millery porte aux membres inférieurs des traces d'hydartrose : la cheville droite a dû recevoir, à une époque déjà lointaine, une lésion qui a produit une ostéo-arthrite. »

L'autopsie dure huit jours et permet l'identification formelle du cadavre. C'est l'un des premiers succès de la police scientifique. 

Fin novembre, la fameuse malle est exposée à la morgue (la coutume est alors d'exposer les cadavres) : l’affluence est énorme. Pendant plusieurs jours, des milliers de Parisiens se pressent pour pouvoir l’apercevoir.

Le 25 janvier 1890, l’affaire Gouffé fait à nouveau la une : de nouveaux indices sont venus bousculer l’enquête menée par le capitaine Goron, dont le travail et l'intuition sont salués par la presse : 

« M. Goron, le chef de la Sûreté de Paris, avait décidément raison lorsque, mis en présence du cadavre méconnaissable retrouvé dans la fameuse malle de Millery, il s'écria : — C'est l'huissier Gouffé !

Et bientôt, en dépit des hésitations du beau-frère de l'infortuné Gouffé, ses pressentiments se transformaient en certitudes ; l'analyse médicale minutieuse confirma les points de ressemblance précis relevés entre l'observation attentive des restes en putréfaction et le signalement de l'huissier disparu.

Plus tard il retrouva, en poussant ses investigations jusqu’à Londres, le fabricant qui avait vendu la malle… »

Voici donc les enquêteurs lancés sur la piste d’un couple : Gabrielle Bompard et Michel Eyraud. Et voici leur rocambolesque épopée meurtrière : le 26 juillet, la jolie Gabrielle Bompard a incité Toussaint Gouffé, par ses avances, à venir lui rendre visite dans l'appartement parisien qu'elle et son complice louent dans le 8e arrondissement, puis lui a proposé un petit jeu sexuel et lui a passé autour du cou la ceinture qui ferme sa robe de chambre. Eyraud, caché derrière un paravent, s'est alors saisi de la ceinture et a tiré. Gouffé a résisté, Eyraud a bondi hors de sa cachette et a étranglé l'huissier de ses mains. Détail sordide : le couple a fait  l'amour sur le lit, à un mètre du cadavre.

Eyraud s'est ensuite rendu à l'étude en se servant des clefs de sa victime ; mais dans sa hâte, il est reparti sans avoir trouvé de butin. Le couple d'assassins a alors tenté de se débarrasser du cadavre : ils l'ont placé dans une malle achetée plus tôt à Londres et ont expédié celle-ci jusqu’à Lyon. À Lyon, ils ont récupéré la malle et loué un cabriolet pour la transporter. Lorsque l'odeur de putréfaction a commencé à être trop forte, ils l'ont abandonnée sur la route de Millery. Le couple a ensuite embarqué pour l'Amérique.

Gabrielle Bompard se rendra à la police française quelques semaines plus tard ; Michel Eyraud sera arrêté à Cuba. 

Le procès s'ouvre à la cour d'Assises de la Seine en décembre 1890. Le couple diabolique fait la une. 

Les débats, retranscrits dans leur quasi-intégralité par la presse (voir par exemple l'article de La Justice), permettent d'établir le degré de culpabilité des deux amants : Michel Eyraud est condamné à mort et guillotiné le 3 février 1891. Gabrielle Bompard quant à elle, qui pour sa défense a affirmé avoir été « hypnotisée par son amant criminel », est condamnée à vingt ans de travaux forcés. Elle finira ses jours, oubliée, mourant en 1920. 

Le commissaire Goron écrira ses mémoires qui connaîtront un immense succès : pendant de longues années, le public s'arrache ses vingt-et-un livres, dont celui sur l'affaire de « la malle à Gouffé ».