Extrait du journal

Notre ami le commandant Z... rap pelait, l’autre jour, les glorieuses ori gines de la Légion d’honneur. Quelle étude il y aurait à faire au point de vue philosophique et social à propos du centenaire de cette institution ! Rien, peut-être, ne serait plus ex pressif pour révéler la mentalité d’un peuple. Considérez, en effet, cet espace de cent dix ans, qui n’est qu’un point dans l’histoire de l’humanité. Il y a cent dix ans, ce peuple, épris d’égalité jusqu’à la fureur, brisait tout ce qui pouvait rappeler les différences de classe, de rang, d’origine. Aux grandes fêtes révolutionnaires on pro menait dans des tombereaux à or dures tous les hochets du passé, tous les emblèmes des distinctions d’autre fois : écussons, armoiries, parche mins, couronnes héraldiques, croix de Saint-Louis.... Dix ans après, des hommes en pleine jeunesse, en pleine force, af frontaient joyeusement la mort dans l’espoir de mériter un bout de ruban qui était une distinction, un signe, un symbole. Quatre-vingtsans après, ce symbole avait perdu toute sa signification. Wilson avait ouvert à l’Elysée même un bazar où il vendait cyniquement la Légion d’honneur. On sacrifia Wilson sur l’autel de l’Hypocrisie générale, comme on sa crifiait jadis des victimes humaines pour apaiser la tempête. Nul ne fut dupe de cette pudeur tardive ; chacun savait que le trafic des croix était devenu une habitude. Quand la croix n’était pas accordée à prix d’argent, elle était l’objet d’un autre commerce; elle payait les services inavouables, les trahisons les plus honteuses, les complaisances les plus viles. L’Exposition dernière, où l’on a dé coré les Juifs en masse, par fournées, a mis le comble au discrédit de la Lé gion d’honneur. C’est une évidence que nul ne songe à nier, que chacun, dans la conversa tion, confirme par des exemples, tous plus stupéfiants, plus tristement dé monstratifs les uns que les autres. Jacquin, l’homme de Mme Humbert, était vraiment bien à sa place comme secrétaire général de la Légion d’hon neur, et on a eu tort de ne pas le laisser là. Quelle conséquence sociale se dé gage d’une situation que personne ne conteste? La conséquence, c’est qu’à une épo que où l’on dit que l’argent est tout, la Légion d’honneur joue dans la vie nationale un rôle presque aussi impor tant que l’argent, c’est que la Légion d’honneur est, en beaucoup de cas, un instrument de règne plus puissant que l’argent... Vous ne réussirez peut-être pas toujours en offrant des billets de mille francs à un magistrat pour rendre un jugement inique, à un fonctionnaire pour fermer les yeux sur certaines choses malpropres, à un citoyen in fluent pour favoriser l’élection d’un candidat qu’il sait indigne d’être re présentant, dont le succès serait funeste pour la cause des honnêtes gens. En faisant miroiter devant les yeux de celui que vous voulez corrompre le ruban de la Légion d’honneur, vous arriverez presque toujours à votre but. C’est par les décorations, plus en core que par l’argent et même que par les places et les emplois, que le Gou vernement fait les élections. « Mais, me direz-vous, les hommes auxquels on s’adresse doivent voir, précisément par le marché qu’on leur propose, quelle est la valeur morale de cette décoration?... » Ils le voient, ils n’ont pas d’illusions à ce sujet, à l’occasion ils en plai santent même avec vous. Malgré tout, c’est plus fort qu’eux ; ils obéissent à l’impulsion irrésistible, comme les sau vages auxquels on montre des verroEn Angleterre, où l’on a conservé toutes les traditions d’autrefois- où le...