Extrait du journal
soient amenés ici, à cette même place où le père et la mère ont avoué leur crime. Que cela soit fait demain matin, Le lendemain, à sept heures,les vieillards furent ramenés dans la rue. Un groupe de paysans s’y trouvait déjà, entouré par le bataillon des marins de la Garde. La vieille femme reconnut la première ses enfants, les sentit, plutôt... A leur aspect, sa force de résistance si brisa. Son mari dut la pousser en avant. Il y avait là quatre fils et six filles — dix, le nombre des victimes. Ce chiffre plut vi siblement à Dupont. — Montander,prenez à part ces dix Espa gnols ; ditcs-leur ceci et posez-leur cette question : Votre père et votre mère ont égorgé dans leurs lits, hier, huit soldats et deux officiers français. Us l’ont avoué deux fois, ici et dans leur prison. Notre chef devrait punir les coupables exemplaire ment. il devrait les faire fusiller tous les deux ensemble. Mais si l’Espagne se mon tre envers nous barbare et cruelle, la France ne se croit pas engagée à l’imiter. Les général'ne condamne donc qu’un seul des assassins, mais il ne sait auquel des deux pardonner. Toutefois, pense-t-il, des enfants sauront retenir à la vie celui qu'ils croient le plus digne d'elle, et il vous laisse à tous la liberté de sauver soit votre père, soit votre mère. Vous allez vous concerter à l’écart et juger entre vous lequel doit être épargné. On vous donne cinq minutes. Après le premier roulement des tambours, je viendrai chercher votre arrêt. Dupont tira sa montre et Montander alla exécuter l’ordre de son général. A dix pas du bataillon des marins de la Garde, les deux vieux se tenaient embras sés, ignorant ce qui se passait autour d eux, sinon qu’il y avait des soldats, des fusils, de's balles et qu’ils allaient mourir. Plus petite que son mari, suspendue à son cou comme à une branche au-dessus d’un abîme, la femme parlait doucement à l’ami de sa vie, à son ancien amour, à son com pagnon de joie et de misère. Elle avait dû être belle. Sur le bronze usé de son visage, des flammes et des pâleurs rapides se suc-y cédaient, les mille reflets du passé, des sou venirs : les fiançailles et les naissances, tant d’espoirs, tant de tourments, les fêtes et les deuils, la vie qui sait qu’elle n’a plus qu’un instant à vivre, la vie totale, retrou vée pour le suprême adieu ; chaque regard, chaque chuchotement plein, nombreux, immense comme une année, toutes les années de toute la vie dans les soupirs de cette petite vieille liée à ce vieillard fort et tranquille qui la soutenait de son calme, de son silence... et peut-être de son orgueil. Dupent regardait sa montre. Derrière lui, le groupe familial, les dix paysans discutaient entre eux. On enten dait leurs voix étouffées. Us allaient etvenaient, se jetaient un mot, aérraient les poings et regardaient sombrement les sol dats. Ils avaient l’air de porter des juge ments sans nom, horribles,qu’ils semblaient regretter aussitôt, revenaient sur leurs pas, se prenaient aux épaules, agitaient leurs têtes désespérées comme pour nier leurs propres conseils, se lâchaient, puis reve naient, entouraient, pour le consoler, celui d’entre eux qui éclatait en sanglots. L’une des six filles, la plus jeune, s’évanouit sou dain, mais la peine qui rongeait son cœur était si affreuse qu’elle rouvrit aussitôt ses yeux effrayés. Apparemment, ces fils et ces filles ne parvenaient pas à s’entendre entre eux. On eût dit, mais était-ce certain ? que les fils, par-dessus les fusils, regardaient plutôt leur mère et que les filles regar daient surtout le vieillard, là-bas, qui, lui, ne regardait personne, sinon, dans le vide... cçux qu’il avait tués. Enfin, sur un mot bref du fils aîné, tous s’immobilisè rent, chacun à la place qu’il occupait quand ce mot-là fut dit, d’une immobilité de bloc, comme si un souffle d’air, épouvantable ment froid, enveloppait, gelait, durcissait leurs dix cœurs dans le même instant. —Le général n’avait plus sa montre à la main. Un roulement de tambours gronda. Montander s’avança pour prendre la réponse. Ce mot du Destin, ce fut le fils aîné, au nom de la famille, qui le pro nonça. La pâleur terreuse du jeune offi cier, lorsqu’il s’arrêta devant le général, contraignit au silence le bataillon. — Eh bien ? qu’ont-ils dit ? — Une chose effrayante,répondit tout bas le jeune homme. À l’unanimité, ils ont répondu : Qu'ils meurent tous les deux. Dupont, stupéfait, se retourna vers la famille. Elle venait de s’agenouiller, têtes découvertes et sanglotantes, tous courbés sous la même douleur, les hommes serrant leurs bérets, les femmes leurs rosaires, tous priant déjà, tous balbutiant les litanies de l’irrémédiable, comme on prie à côté de la Mort, pour les morts, tous arrosant de leurs larmes ce sol qui allait s’ouvrir, étreindre et garder à jamais les deux vieillards. Dupont frissonna sans comprendre. — Soit, c’est le sang des victimes qui a parlé : Qu'ils meurent tous les deux. Il recula son cheval du centre du carré. Dans scs yeux, le chef du bataillon des marins lut ce qu’il devait faire. Ivre de tristesse, Montander avait saisi Doguereau et l’entraînait loin des troupes. Au bout d’une minute, une voix vint jus qu’à eux, du fond de la rue : — Apprêtez vos armes 1 — Viens, Doguereau ! Je n’en peux plus ! Courons ! Il s’élançait, mais le capitaine le retint. Alors le jeune homme boucha ses oreilles et appuya son visage contre le mur d’un jar din, pour ne rien voir, rien entendre. Presque aussitôt, une détonation loin taine, dont le choc sourd semblait avoir glissé sous terre, se répercuta dans la muraille, en fit tomber une pelure de plâtre et ricocha tout le long du corps de Montan der, qui rouvrit des yeux hagards de dément. C’était fini. — Quoi ? Qu’as-tu donc, mon fils ? Montander, à ces mots, rappela sa raison dans sa douleur : — Ce que j’ai, Doguereau t ce que j ai !... Quoi 1 tu ne comprends pas ? Cet arrêt de mort ces trois mots... Pourrai-je jamais les oublier ? Comment ! tu n’a pas compris, toi Doguereau,la sublimité de ces paysans ! Oh’ ! exécuter de tels ennemis ! La candeur de l’homme, quand elle est sincère... Etre vrai. Doguereau. vrai et fort, au risque d en...
À propos
Fondé en 1868 par Toussaint Samat, Lazare Peirron et Gustave Bourrageas, Le Petit Marseillais était le plus grand quotidien de Marseille, affichant un tirage de plus de 150 000 exemplaires en 1914. D'abord républicain radical, le journal s'avéra de plus en plus modéré au fil des ans. Dans un premier temps très local, il fut l’un des premiers journaux à publier dans la presse des récits de procès judiciaires sensationnels dès 1869, avant de s’ouvrir aux actualités internationales.
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