Extrait du journal

de sergent-maior, j’occupais une cabine grande comme celte table de café, à bord d’un ponton si vieux, que la peinture seule devait l’aider à tlotter. Tu dois te rappeler l’histoire de ce vaisseau qui coula tout douce ment un beau jour au fond de la vieille darse de Toulon, sans dire gare, comme un vieux serviteur qui s'éteint sans maladie, unique ment parce qu’il a Uni son temps. Eh bien ! tous nos pontons ne valent guère mieux. Ainsi quand il pleuvait, la muraille s'imbibait d'eau comme une éponge, et. par un phénomène aussi naturel que désagréable, cette eau s’é coulait à l’Intérieur, de telle sorte que quand il faisait soleil sur le pont, l’eau suintait en core parles parois de ma cabine. C'est comme sous les arbres touffus qu’un de tes confrères a définis je ne sais plus oü : Des parapluies sous lesquels il pleut quand il ne pleut plus. Tu comprends que,dans ces conditions, quand on revient anémie du Tonklu ou de la Cûchinchine, on n'a guère chance de se rétablir promptement. Aussi lorsqu’on nous renvoie là-bas, après quelques mois de ce traitement hydrothérapique d’un nouveau genre, tu penses si les camarades ont vite fait de passer l’arme à gauche... — Mais pardon,lui dis-je, en l’interrompant, ces pontons ne sont, après tout, que d’anciens bâtiments sur lesquels ont vécu pendant plu sieurs années des matelots qui ne s’en por taient pas plus maLJe t’accorde qu’llsii’y étaient pas très bien, mais je n’ai cependant jamais vu leurs doléances remplir les colonnes des journaux. Puis, enfin, quand on est soldai... — Tu en parles â l’aise. D’abord, quand les matelots sont embarqués, leurs bateaux no sont pas aussi vieux; sans cela Us n'iraient pas loin. Ensuite à boni d'un bâtiment armé. Il y a du feu, tantôt pour un usage, tantôt pour un autre. Le navire est dans un état d’entretien constant qui le maintient dans des conditions hygiéniques à peu près satisfaisantes. En outre, il se déplacent en changeant de climat il a l’occasion de perdre son humidité, de s’aérer, de s’assainir. Enfin, les matelots seraient-ils aussi mal logés que nous, ils auraient moins de raison de se plaindre. Est-ce qu’ils ne sont pas mieux payés que les troupes de la marine? Est-ce qu'ils n'ont pas un quart de vin par repas ? Et puis, ce sont des matelots, c’est-à-dire que leur métier les destine à vivre sur l’eau en tout temps, tandis que nous sommes destinés à vivre sur le plancher des vaches, sauf les cas où nous faisons la navette entre les colonies et la métropole ; encore dans ces cas-là ne sommes-nous pas toujours traités comme de vraient l'étre des soldats épuisés par leur séjour dans des pays malsains. On a beau dire, on ne trouvera aucune bonne raison pour nous prouver que nous n’avons pas droit à une caserne à terre, où l’on peut dormir à l’abri des intempéries de la saison, tout comme les soldats des autres armes. Nous sommes soldais, nous aussi, et si nous relevons du ministre de la marine, ce n’est vraiment pas notre faute. Je n’avais rien à objecter aux arguments de mon ami, et, après avoir fvidé nos verres, nous nous séparâmes, lui me félicitant de n’avoir jamais connu le régime des pontons, moi lui promettant de prendre encore une fois la plume pour demander l’abolition de ce régime que nos révolutions ont oublié de faire disparaître. — Oh ! fit-il en me serrant la main, pour moi, maintenant, j’ai fini mon temps, et je t’assure que je n’ai pas songé un seul instant à me rengager, en dépit de tous les avantages promis aux sous-offs. Mais, c’est égal ra conte tout de môme ce que je t'ai dit; ça fera plaisir aux camarades. Emile....