Drogue sur le Tour de France : Albert Londres chez les « Forçats de la route »
Juin 1924, trois coureurs français abandonnent le Tour de France. Lorsqu'ils rencontrent le journaliste Albert Londres, ils vident leur sac et lui dévoilent les sombres dessous de l'épreuve.
Le 27 juin 1924, la presse qui couvre le Tour de France annonce l'abandon de trois cyclistes, les frères Pélissier et leur camarade Ville. L'article qui sort ce jour là dans Le Petit Parisien est signé par Albert Londres, alors envoyé spécial à Coustances pour suivre l'épreuve, qui se lance à la recherche des trois compères :
« Nous retournons la Renault, et, sans pitié pour les pneus, remontons sur Cherbourg. Les Pélissier valent bien un train de pneus...
Coustances. Une compagnie de gosses discute le coup.
- Avez-vous vu les Pélissier ?
- Même que je les ai touchés, répond un morveux.
- Tu sais où ils sont ?...
- Au café de la Gare. Tout le monde y est.Tout le monde y était ! »
Albert Londres joue des coudes pour atteindre les « trois maillots [qui] sont installés devant trois bols de chocolat » ; il s'agit bien de Henri et Francis Pélissier accompagnés de Maurice Ville. S'adressant aux coureurs :
« - Un coup de tête ?
- Non, dit Henri. Seulement, on n'est pas des chiens...
- Que s'est-il passé ? »
S'ensuit le récit des intéressés de l'altercation qui a conduit au triple abandon : Henri Pélissier - vainqueur du Tour l'année précédente - se fait contrôler et réprimander parce qu'il porte sur lui deux maillots, ce qui est strictement interdit par le réglement. Piqué au vif, vexé, Henri s'emporte. Il n'en fallait pas moins pour donner une bonne raison aux frères et à Ville, éreintés, d'arrêter leur effort :
« - Francis roulait déjà, j'ai rejoint le peloton et dit : " viens, Francis ! On plaque."
- Et cela tombait comme du beurre frais sur une tartine, dit Francis, car, justement ce matin, j'avais mal au ventre, et je ne me sentais pas nerveux.... [...]
- Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France, dit Henri, c'est un calvaire. Et encore le chemin de croix n'avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l'arrivée. Voulez-vous voir comment nous marchons ? Tenez... »
Henri vide littéralement son sac :
« De son sac, il sort une fiole :
- Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives....
- Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.
- Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.
Ils en sortent trois boîtes chacun.
- Bref ! dit Francis, nous marchons à la "dynamite". »
Ces substances n'empêchent visiblement pas les corps de souffrir. Dans leur lancée, les deux frères enchaînent sur la description - très - détaillée de la déliquescence que leur inflige le Tour de France :
« - Vous ne nous avez pas encore vus au bain à l'arrivée. Payez-vous cette séance. La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l'oeil dans l'eau. Le soir, à notre chambre, on danse la gigue, comme saint Guy, au lieu de dormir. [...]
- Et la viande de notre corps, dit Francis, ne tient plus à notre squelette.
- Et les ongles des pieds, dit Henri, j'en perds six sur dix, ils meurent petit à petit à chaque étape.
- Mais ils renaissent pour l'année suivante, dit Francis. [...]- Eh bien tout ça - et vous n'avez rien vu, attendez les Pyrénées, c'est le hard labour, - tout ça nous l'encaissons. Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons. [...] Quand nous crevons de soif, avant de tendre notre bidon à l'eau qui coule, on doit s'assurer que ce n'est pas quelqu'un, à cinquante mètres qui la pompe. Autrement pénalisation. [...] Le sport devient fou furieux. »
L'article pose la question du traitement des coureurs, qui est reprise le lendemain dans plusieurs journaux. Le 28 juin, L'Intransigeant évoque « L'affaire Pélissier » et se fait l'écho des différentes réactions suite à l'abandon et aux justifications avancées par les coureurs.
L'Humanité du même jour titre en deuxième page « Le Tour de France, bagne ambulant : "Le sport devient fou furieux" déclare Henri Pélissier », en reprenant les propos recueillis par Albert Londres :
« M. Albert Londres qui suit la course pour le compte d'un journal bourgeois a interviewé les grévistes. Ayant enquêté dernièrement au bagne de la Guyane et à Biribi, M. Albert Londres dénonce maintenant le calvaire, constitué au profit des trafiquants du sport, par une épreuve telle que le Tour de France. »
Et de revenir sur la réaction du journal L'Auto, qui organise le Tour de France depuis sa création :
« L'Auto prend naturellement très mal la révolte des populaires routiers et n'hésite pas à imprimer avec le plus grand sérieux que les frères Pélissier sont des "déserteurs français ayant failli à leur réputation et manqué aux sportmen de notre pays".
La série de reportages d'Albert Londres sur le Tour de France de 1924 est éditée dans l'année sous le titre « Les Forçats de la Route ». L'expression marque les mémoires comme un autre regard sur les performances des cyclistes dans cette compétition.