Dix-huit ans après la révolution d'Octobre, Antoine de Saint-Exupéry se rend à Moscou pour découvrir la Russie. La réalité soviétique ressemblerait-t-elle à ses idées preconçues ?
En partenariat avec La Fabrique de l'Histoire sur France Culture
Cette semaine : Paris-soir, 16 mai 1935.
Texte lu par Hélène Lausseur
Réalisation Marie-Laure Ciboulet
Paris-soir, 16 mai 1935
Moscou ! Mais, où est la Révolution ?
(De notre envoyé spécial Antoine de SAINT-EXUPERY)
Moscou, 15 mai. (Par téléphone.)
[…]...installé dans le train de Moscou, j'essaye de lire le paysage dans la nuit. Voici donc le pays dont on ne peut parler sans soulever les passions. Et dont, à cause de ces passions même et bien que l'U.R.S.S. soit si proche de nous, on ne sait rien. On connait mieux la Chine, on sait mieux de quel point de vue juger la Chine. On ne se contredit guère sur la Chine. Mais si l'on veut juger l'U.R.S.S., on passe, selon le point de vue, de l'admiration à l'hostilité. Selon que l'on passe au premier rang la création de l'homme ou le respect de l'individu.
Et cependant aucun problème ne m'a encore été posé. Et ce pays, c'est un douanier aimable qui me l'a ouvert. C'est un orchestre de tziganes. Et c'est, dans le wagon-restaurant, le plus stylé, le plus authentique des maîtres d'hôtel.
C'est le matin, et la fièvre légère de l'arrivée règne déjà dans le wagon. La terre qui s'écoule se charge déjà de maisons. Et ces maisons se multiplient et se resserrent. Un système de routes s'organise et se centre. Quelque chose se noue dans le paysage. C'est Moscou, installé au cœur de ses éclaboussures.
Le train vire et la ville nous est présentée d'un seul coup, tout entière, comme un bloc. Et je compte au-dessus de Moscou 71 avions qui s'entraînent.
Et ainsi la première image que je reçois est celle d'une énorme ruche en pleine vitalité, sous l'essaim des abeilles.
Georges Kessel est à la gare. Il appelle un porteur et ce monde continue à se déshabiller de ses fantômes. Ce porteur est semblable à tous les porteurs. Il installe mes valises dans un taxi et je regarde autour de moi avant de monter. Je ne vois rien qu'une place large où des camions sonores roulent sur un beau macadam. Je vois des trams en chapelet, comme à Marseille, et j'aperçois, inattendue et provinciale, une marchande de glaces ambulante qu'entourent des soldats et des enfants.
Ainsi je découvre peu à peu combien j'ai été naïf d'avoir cru à des contes. J'ai suivi une fausse piste. J'ai attendu des signes mystérieux qui ne pouvaient m'être donnés. Et j'ai cherché comme un enfant les traces d'une révolution dans l'attitude d'un portier et dans l'ordonnance d'une vitrine. En deux heures de promenade on liquide ces illusions-là. Ce n'est point ici qu'il faut chercher. Dans le domaine de la vie courante je ne m'étonnerai plus de rien. Ni de ces jeunes filles qui nous répondront : « Il n'est pas convenable qu'une jeune fille de Moscou se rende seule dans un bar » ou encore : « A Moscou, on baise la main mais on ne le fait pas bien dans tous les milieux ». Je ne m'étonnerai pas non plus lorsque des amis russes décommanderont un déjeuner parce que leur cuisinière leur a demandé l'autorisation de rendre visite à sa mère souffrante. Je découvre à mes propres erreurs combien l'on a cherché à défigurer l'expérience russe. C'est ailleurs qu'il faut chercher l'U.R.S.S. C'est ailleurs que l'on découvre combien profondément ce sol a été labouré et retourné par la Révolution. Quoique ce soit toujours le paveur qui pave les rues et le directeur de l'usine qui commande l'usine, et non le soutier.
Et s'il me faut encore attendre un jour ou deux pour découvrir Moscou, je ne puis pas m'en étonner. Moscou ne pouvait pas se révéler sur le quai de la gare. Une ville ne délègue pas d'ambassadeur aux voyageurs. Seuls les présidents de la République trouvent une petite Alsacienne, toute prête, toute déguisée, sur le quai d'arrivée. Et les présidents de la République embrassent la petite Alsacienne et découvrent l'âme de la ville. Et ils ne manquent pas de s'en réjouir dans un discours inattendu, en pressant la petite fille contre leur cœur.