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Quand Saint-Exupéry raconte la Guerre d'Espagne : dialogue d'une tranchée à l'autre

le 24/10/2023 par Antoine de Saint-Exupéry
le 08/05/2023 par Antoine de Saint-Exupéry - modifié le 24/10/2023

Novembre 1938. Alors que les accords de Munich viennent d'être signés, Antoine de Saint-Exupéry, avec sa verve et une grande humanité, s'interroge, et raconte son expérience d'une nuit pendant la guerre d'Espagne, lorsque les armées ennemies ont échangé des paroles.

Les 2, 3 et 4 octobre 1938, trois articles signés Antoine de Saint-Exupéry sont publiés dans le quotidien populaire Paris-Soir sous le titre « La Paix ou la Guerre ? ». Quelques jours après la signature des accords de Munich, l’écrivain s’interroge explicitement dès le premier volet de sa série : « Nous avons choisi de sauver la Paix. Mais en sauvant la paix, nous avons mutilé des amis. ».

Avec « Dans la nuit les voix ennemies d’une tranchée à l’autre s’appellent et se répondent », Saint-Exupéry s’attache à décrire son expérience de la Guerre d’Espagne. Envoyé par Paris-Soir pour couvrir les affrontements dès 1936, il témoigne de la violence du conflit. Affrontement idéologique, armes nouvelles… Tout semble préfigurer la Seconde Guerre mondiale. Cette réflexion l’entraîne à s’interroger plus largement, dans l’article du lendemain, sur les finalités de la guerre et le sens de la vie humaine.

La paix ou la guerre ?

Dans la nuit les voix ennemies d’une tranchée à l’autre s’appellent et se répondent

Au fond de l'abri souterrain, les hommes, un lieutenant,. un sergent, trois soldats, se harnachent en vue d'une patrouille. L'un d'eux, qui endosse un tricot de laine – il fait très froid – m'apparaît dans l'ombre, la tête enfouie encore, les bras mal engagés, remuant lentement avec une lourdeur d'ours.

Jurons étouffés, barbes de trois heures du matin, explosions lointaines… Tout cela compose un étrange mélange de sommeil, de réveil et de mort. Lente préparation de chemineaux qui vont reprendre le lourd bâton et le voyage. Pris dans la terre, peints par la terre, montrant des mains de jardiniers, ces hommes-là ne sont point pétris pour le plaisir. Les femmes s'en détourneraient. Mais, lentement, ils se dégagent de leur boue et vont émerger aux étoiles. La pensée s'éveille sous la terre, dans ces blocs de glaise durcie, et je songe que là-bas, en face, à la même heure, d'autres hommes se harnachent ainsi et s'épaississent des mêmes tricots de laine, imbibés de la même terre, émergeant de la même terre dont ils sont faits.

Là-bas, en face, la même terre s'éveille aussi à la conscience, à travers l'homme.

Ainsi, en face de toi, se dresse lentement, lieutenant, pour mourir de ta main, ta propre image. Ayant tout renoncé, pour servir comme toi sa foi. Sa foi qui est la tienne. Qui accepterait de mourir sinon pour la vérité, la justice et l'amour des hommes ?

« On les trompait, ou bien l'on trompait ceux d'en face », me direz-vous. Mais je me moque bien ici des politiciens, des profiteurs et des théoriciens en chambre de l'un ou l'autre des deux camps. Ils tirent les ficelles, lâchent les grands mots, et croient qu'ils conduisent les hommes. Ils croient à la naïveté des hommes. Mais si les grands mots prennent comme des semences livrées aux vents, c'est qu'il se trouvait, au large, des vents, des terres épaisses, pétries pour le poids des moissons. Qu'importe le cynique qui s'imagine jeter du sable en nourriture : ce sont les terres qui savent reconnaître le blé.

QUAND L’ENNEMI PARLE…

La patrouille est formée, et nous avançons à travers champs. Une herbe rase craque sous nos pas, et nous butons, de temps à autre, dans la nuit, contre des pierres. J'accompagne, jusqu'à la lisière de ce monde, ceux qui ont reçu pour mission de descendre au fond de l'étroite vallée qui nous sépare ici de l'adversaire. Elle est large de huit cents mètres. Pris sous le feu des deux artilleries, à la verticale, les paysans l'ont évacuée.

Elle est vide, noyée sous les eaux de la guerre, un village y dort englouti. Il n'est plus habité que par des fantômes, car les chiens seuls y sont restés, qui, sans doute, chassent, le jour, des viandes pitoyables, et, la nuit, faméliques, s'épouvantent. C'est, vers quatre heures du matin, un village entier qui hurle à la mort vers la lune qui monte, blanche comme un os.

« Vous descendrez, a ordonné le commandant, pour connaître si l’ennemie s'y dissimule. » Sans doute, chez l'adversaire, la même question s'est-elle posée, et la même patrouille est-elle en marche.

Il nous accompagne, ce commissaire dont j'ai oublié le nom, mais dont je n'oublierai jamais le visage : « Tu les entendras, me dit-il. Quand nous serons en première ligne, nous interrogerons l'ennemi qui occupe l'autre versant de la vallée... Parfois il parle... »

Je le revois, un peu rhumatisant, pesant sur son bâton noueux, cet homme au masque de vieil ouvrier consciencieux. Celui-là s'est haussé au-dessus des rivalités confessionnelles. « Il est dommage que, dans les circonstances présentes, nous ne puissions point exposer notre point de vue à l'adversaire... » Et il va, lourd de sa doctrine, comme un évangéliste. Et en face, je le sais, vous le savez bien, il y a l'autre évangéliste, quelque croyant, éclairé aussi par sa doctrine, et qui dépêtre ses grosses bottes de la même boue, marchant aussi vers ce rendez-vous qu'il ignore.

Nous voici donc en route vers cette lèvre de terre qui domine la vallée, vers le promontoire le plus avancé, vers la dernière terrasse, vers ce cri d'interrogation que nous jetterons à l'ennemi, comme l'on s'interroge soi-même.

Une nuit bâtie comme une cathédrale, et quel silence ! Pas un coup de fusil ! Une trêve ? Oh ! Non. Mais quelque chose qui ressemble au sentiment d'une présence. Chez les deux adversaires c'est la même voix que l'on écoute.

Fraternisation ? Non, bien sûr, s'il s'agit par là de cette lassitude qui, un jour, désagrège les hommes, et les incline à se partager des cigarettes, et à se confondre dans le sentiment d'une même déchéance. Essayez donc de faire un pas vers l'ennemi... Fraternisation peut-être, mais à une telle altitude qu'elle n'engage de l'esprit qu'une part encore inexprimable, et ici, en bas, ne nous sauve point du carnage. Puisque, ce qui nous unit, nous n'avons pas encore de langage pour nous le dire.

LE BESOIN DE GRANDIR

Ce commissaire qui nous accompagne, je crois bien le comprendre. D'où vient-il avec ce visage qui regarde droit, qui a d'abord longtemps maintenu sa charrue dans l'axe ? Il a regardé, avec les paysans d'où il sort, vivre la terre. Puis il est parti pour l'usine et il a regardé, vivre les hommes. « Métallurgiste… j'ai été vingt ans métallurgiste... » Jamais encore je n'ai entendu de confidences plus hautes que les confidences de cet homme-là.

« Moi... un homme rude... j'ai eu tellement de mal à me former... Les outils... vois-tu, j'en connaissais bien le maniement, je savais en parler, je sentais juste… Mais quand je voulais m'exposer les choses, les idées, la vie, les exposer aux autres... Vous qui êtes habitués à abstraire... Vous que l'on a entraînés tout petits à évoluer dans les contradictions verbales, vous n'imaginez pas combien c'est dur, cela ; abstraire ! Mais j'ai travaillé, travaillé… je sens mon ankylose peu à peu qui s'en va... Oh ! ne crois pas que je ne sache point me juger… Je suis encore un rustre, je n'ai même pas encore appris la courtoisie, et la courtoisie, vois-tu, ça juge l'homme... »

Je revoyais, en l'écoutant, cette école du front installée à l'abri de quelques pierres, comme un village primitif. Un caporal y enseignait la botanique. Démontant de ses mains les pétales d'un coquelicot, il mêlait ses disciples barbus aux doux mystères naturels. Mais les soldats montraient une angoisse naïve : ils faisaient tant d'efforts pour comprendre, si vieux déjà, si durcis par la vie !

On leur avait dit : « Vous êtes des brutes, vous sortez à peine de vos tanières, il faut rattraper l'humanité... » Et ils se hâtaient, de leur gros pas lourds, pour la rejoindre.

Ainsi j'avais assisté à cette ascension de la conscience semblable à une montée de sève, et qui née de la glaise, dans la nuit de la préhistoire, s'était peu à peu élevée jusqu'à Descartes, Bach ou Pascal, ses hautes cimes. Qu'il était pathétique, raconté par le commissaire, cet effort pour abstraire. Ce besoin de grandir. Ainsi un arbre monte. Et c'est bien là le mystère de la vie. Seule la vie tire ses matériaux du sol, et, contre la pesanteur, les élève.

COMME LES DIEUX

Quel souvenir ! Cette nuit de cathédrale... L'âme de l'homme qui se montre avec ses ogives et ses flèches... L'ennemi que l'on se prépare à interroger. Et nous-mêmes, caravane de pèlerins, qui cheminons sur une terre craquante et noire, ensemencée d'étoiles.

Nous sommes sans le savoir à la recherche d'un évangile qui surmonte nos évangiles provisoires. Ils font trop couler le sang des hommes. Nous sommes en marche vers un Sinaï orageux.

Nous y sommes, nous avons buté sur une sentinelle engourdie, qui somnole à l'abri d'un petit mur de pierre :

– Oui, ici, des fois, ils répondent... D'autres fois c'est eux qui appellent... D'autres fois ils ne répondent pas. Ça dépend comment ils se trouvent lunés...

… Ainsi sont les dieux.

« ANTONIO ! ANTONIO ! »

Les tranchées de première ligne serpentent à cent mètres en arrière de nous. Ces murs bas, qui protègent l'homme jusqu'à la poitrine, sont des postes de veille, abandonnés pendant le jour, et qui surplombent directement l'abîme. Il nous semble ainsi être accoudés, comme à un parapet ou à une rambarde, devant le vide et l'inconnu.

Je viens d'allumer une cigarette et aussitôt des mains puissantes me font plonger. Tous, autour de moi, plongent ainsi. A l'instant même, j'entends siffler cinq ou six balles, qui passent d'ailleurs trop haut, et ne sont suivies d'aucune autre salve. Ce n'est qu'un rappel à la correction : on n'allume pas sa cigarette, face à l'ennemi.

Trois ou quatre hommes emmitouflés de couvertures, qui veillaient dans les environs, à l'abri de fortins semblables, nous ont rejoints :

– Sont bien réveillés ceux d’en face...
– Oui, mais, parlent-ils ? On voudrait entendre…
– Il y a l'un d'eux... Antonio… Quelquefois il parle.
– Fais-le parler…

L'homme se redresse et gonfle sa poitrine, puis les mains jointes en porte-voix lance avec puissance et lenteur :

– An... to... nio... o !

Le cri s'enfle, se déroule, se répercute dans la vallée…

– Penche-toi, me dit mon voisin, quelquefois, quand on les appelle, ça les fait tirer…

Nous nous sommes abrités, l'épaule collée à la pierre, et nous écoutons. Point de coups de fusil. Quant à une réponse... Nous ne pourrions jurer que nous n'entendons rien, la nuit tout entière chante, comme un coquillage.

– Eh ! Antonio...o ! ...Est-ce que tu…

Et il reprend son souffle, le grand gaillard qui s’époumone :

– Est-ce que tu… dors...

Tu dors... répète l'écho de l'autre rive... Tu dors... répète la vallée… Tu dors... répète la nuit tout entière. Ça remplit tout. Et nous restons debout avec une confiance extraordinaire : ils n'ont pas tiré ! Et je les imagine là-bas qui écoutent, qui entendent, qui reçoivent cette voix humaine. Et cette voix ne les révolte pas, puisqu'ils ne pressent pas sur les gâchettes. Certes, ils se taisent, mais quelle attention, quelle audience exprime ce silence, puisqu'une simple allumette déclenche le tir. Je ne sais quelles semences invisibles tombent au large des terres noires, portées par notre voix.

Ils ont soif de notre parole comme nous avons soif de la leur. Mais nous ignorons tout de notre soif, sinon qu'elle s'exprime, évidente, dans cette audience même.

Cependant ils gardent le doigt sur la gâchette, et je revois ces petits fauves que nous tentions d'apprivoiser dans le désert. Ils nous regardaient. Ils nous écoutaient. Ils attendaient de recevoir de nous leur nourriture. Et cependant, au moindre geste, ils nous eussent sauté à la gorge.

Nous nous abritons bien et, les mains dressées au-dessus du mur, nous faisons craquer une allumette. Trois balles cinglent vers la brève étoile.

Ah ! cette allumette aimantée… Et ça veut dire : « Nous sommes en guerre, ne l'oubliez pas ! Mais nous vous écoutons. Cette rigueur ne gène pas l'amour... »

LA RÉPONSE

Quelqu'un pousse de coté le grand gaillard.

– Tu ne sais pas le faite parler, laisse-moi lui dire...

Le paysan massif pose son fusil contre la pierre, prend son souffle et lâche :

– C'est moi, Léon... Antonio...o !

Et ça s'en va, démesuré.

Je n'ai encore jamais entendu la voix prendre ainsi le large. Dans l'abîme noir qui nous sépare, c'est comme un lancer de navire. Huit cents mètres d'ici l'autre rive, autant pour le retour : seize cents. S'ils nous répondent, il s'écoulera près de cinq secondes entre nos questions et les réponses. II s'écoulera chaque fois cinq secondes d'un silence où toute vie sera suspendue. Ce sera chaque fois comme une ambassade en voyage.

Ainsi, même s'ils nous répondent, nous n'éprouverons pas le sentiment d'être joints les uns aux autres. Il s'interposera, entre eux et nous, l'inertie d'un monde invisible à mettre en branle.

La voix est lâchée, transportée, elle aborde l'autre rivage... Une seconde... deux secondes... Nous sommes semblables à des naufragés qui ont lancé leur bouteille à la mer. Trois secondes... Quatre secondes... Nous sommes semblables à des naufragés qui ignorent si des sauveteurs vont répondre… cinq secondes…

– ...Oh !

Une voix lointaine est venue mourir sur notre rivage. La phrase s'est perdue en route, il n'en subsiste qu'un indéchiffrable message. Mais je l'ai reçu comme un coup. Nous sommes perdus dans une obscurité d'abord impénétrable, mais éclairée soudain par un « ohé » de bateliers.

Une stupide ferveur nous secoue. Nous découvrons une évidence... Devant nous il y a des hommes !

Comment m'expliquerais-je ? II me semble qu'invisible une fissure vient de s'ouvrir. Imaginez une maison, la nuit, toutes portes closes. Et voici que, dans l'obscurité, vous êtes frôlé par un souffle d'air froid. Un seul. Quelle présence !

LA PASSERELLE INVISIBLE

Vous êtes-vous penché sur un abîme ? Je me souviens de la faille de Chézery. Une fente noire perdue dans les bois, large d'un mètre ou deux, sur trente mètres de longueur. Peu de chose. On se couche à plat ventre sur les aiguilles de sapin, et, de la main, dans cette fissure sans relief, on laisse couler une pierre. Rien ne répond. Il s'écoule une seconde, deux secondes, trois secondes, et après cette éternité on perçoit enfin un grondement faible, d'autant plus bouleversant qu'il est plus tardif, qu'il est plus faible, là, sous le ventre.

Quel abîme ! Ainsi cette nuit-là, un écho retardé vient de bâtir un monde. L'ennemi, nous, la vie, la mort, la guerre, nous sommes exprimés par quelques secondes de silence.

De nouveau, une fois déclenché ce signal, une fois mis en branle ce navire, une fois dépêchée à travers le désert cette caravane, nous attendons. Et sans doute en face comme ici, on se prépare à la recevoir, cette voix qui porte comme une balle au cœur. Et voici l'écho de retour :

– ...heure... heure de dormir !

Elle nous parvient mutilée, déchirée comme un message de toute urgence, mais salé, mais lavé, mais usé par la mer. Quel conseil maternel ! ceux-là mêmes, qui tirent au vol nos cigarettes, ont lancé de toutes leurs poitrines :

– Taisez-vous... Couchez-vous… il est l'heure de dormir.

Un frémissement léger nous agite. Et sans doute croirez-vous à un jeu. Et sans doute croyaient-ils à un jeu, ces hommes simples. C'est ce qu'ils vous eussent expliqué, dans leur pudeur.

Mais le jeu toujours couvre un sens profond, sinon d'où proviendrait l'angoisse et le plaisir et le pouvoir du jeu ? Le jeu que peut-être nous pensions jouer répondait trop bien à cette nuit de cathédrale, à cette marche vers le Sinaï, et nous faisait trop fort battre le cœur pour ne point répondre à quelque besoin informulé. Elle nous exaltait, cette communication enfin rétablie. Ainsi frémit le physicien lorsque l'expérience cruciale est en marche et qu'il va peser la molécule. Il va noter une constante parmi cent mille, il semble qu'il n'ajoute qu'un grain de sable à l'édifice de la science, et cependant le cœur lui bat, car il ne s'agit point d'un grain de sable. Il tient un fil. Il tient le fil par quoi l'on ramène, en tirant, la connaissance de l'univers, car tout est lié.

Ainsi frémissent les sauveteurs quand ils ont lancé leur filin, une fois, vingt fois... et qu'ils apprennent, par une saccade presque imperceptible que les naufragés l'ont enfin saisi. Il y avait là-bas un petit groupe d'hommes, perdus dans la brume, les récifs, et coupés du monde. Et les voici, par la magie d'un fil d'acier, liés à tous les hommes et toutes les femmes de tous les ports. Ici nous avons jeté dans la nuit, vers l'inconnu, une passerelle légère, et voici qu'elle relie l'une à l'autre les deux rives du monde. Voici que nous épousons notre ennemi avant d'en mourir.

LES MOTS ESSENTIELS

Mais si légère, si fragile, que pouvons-nous lui confier ? Une question, une réponse trop lourdes, et notre passerelle chavire. L'urgence exige de ne transmettre que l'essentiel, que la vérité des vérités.

Je crois l'entendre, celui qui a pris en main la manœuvre, et qui nous groupe sous sa responsabilité, comme l'homme de barre ; celui qui devient notre ambassadeur d'avoir su faire parler Antonio. Je le vois qui, se haussant de tout son buste au-dessus du mur, les mains pesant, grand ouvertes, sur les pierres, lance, à toute volée, la question fondamentale :

– Antonio ! Pour quel idéal te bats-tu ?

N'en doutez pas, ils s'excuseraient encore, dans leur pudeur : « Nous faisions là de l'ironie… » Ils le croiront plus tard s'ils s'emploient à traduire, dans leur pauvre langage, des mouvements qu'il n'est point de langage pour traduire. Les mouvements d'un homme qui est en nous, et sur le point de s’éveiller... Mais il faut qu'un effort le délivre.

Ce soldat qui attend le choc en retour, je prétends, j'ai vu son regard, qu'il s'ouvre à la réponse de toute son âme, comme l'on s'ouvre à l'eau du puits dans le désert. Et le voilà, ce massage tronqué, cette confidence rongée par cinq secondes de voyage comme une inscription par les siècles :

– ...Espagne !

Puis j'entends :

– ...Toi.

Je suppose qu'il interroge à son tour celui de là-bas. On lui répond. J'entends jeter cette grande réponse :

– ...Le pain de nos frères !

Puis l'étonnant :

– ...Bonne nuit, amigo !

Auquel répond, de l'autre côté de la terre :

– ...Bonne nuit, amigo !

Et tout rentre dans le silence. Sans doute, en face, n'ont-ils saisi, comme nous, que des mots épars.

La conversation échangée, le fruit d'une heure de marche, de dangers et d'efforts, le voici. Il n'en manque rien. Le voici, tel qu'il a été balancé par les échos sous les étoiles : « Idéal. Espagne. Pain de nos frères. »

Alors, l'heure étant venue, la patrouille s'est remise en marche. Elle a commencé cette plongée vers le village du rendez-vous. Car, en face, la même patrouille, gouvernée par les mêmes nécessités, s'enfonce vers le même abîme. Sous l'apparence de mots divers, ces deux équipes ont crié les mêmes vérités... Mais une si haute communion n'exclut pas de mourir ensemble.